LES ENJEUX ESTHETIQUES : NEOREALISME, UN CINEMA DE LA MODERNITE

Analyse  esthétique du néoréalisme

Selon Jean-Paul Manganaro, le cinéma a tenté de tout nous apprendre. Comment se tenir debout et marcher, comment se tourner, comment regarder dans un miroir, comment s’approcher des autres et des choses, comment les regarder, comment regarder en général. Il a essayé de nous apprendre à tenir un discours, à garder le silence, à fuir ou à se dérober, à trouver ce qu’il y avait à trouver et à chercher ce que nous souhaitions chercher et trouver.

Chaque metteur en scène, chaque acteur, a marqué ce savoir à peine secret du film d’une empreinte qui lui était propre : à chacun d’eux a fini par être assigné un mode particulier, révélateur, qui constitue son style. S’ils nous ont parfois montré comment penser les choses, comment regarder le plaisir ou l’effort de cette pensée, tous ceux qui ont fabriqué le cinéma ont en commun de nous avoir appris les manifestations qui entourent l’amour, comme si, au fond, là résidait l’essentiel de ce qu’il y avait à raconter, la raison majeure qui justifiait de se risquer à produire et engager des énergies, à les mettre en jeu, en mouvement, et qui légitimait la reproduction des anciennes fonctions liées au tragique et au comique, la tentative de restituer des émotions perdues. Aucun film n’échappe à cette règle, elle est le moteur de toute volonté de créer, de donner une âme à ces ombres qui bougent et parlent, mimant quelque chose qui apparaît alors comme fondamental, impossible à nier, quitte à les contredire. Ainsi, apparemment loin des lois, loin des familles et des écoles, le cinéma nous plongeait dans ces savoirs-là : draguer, séduire, exciter, et puis, surtout, embrasser à l’infini, en fermant les yeux et en offrant sa chair, embrasser dans la confiance et la tendresse, dans l’arrogance et le mépris.

Peut-être l’un des parcours non dits de l’œuvre de Fellini est-il la réappropriation et le déploiement des représentations de ce savoir. La raison en serait simple : dans la cinématographie italienne, personne, si l’on excepte quelques plongées de Rossellini, ne l’a encore entrepris.

Avec « Ossessione », Visconti va dans ce sens, mais n’exploite pas complètement le motif emprunté à l’étranger, bien que l’adaptation et la reterritorialisation de l’intrigue soient justes, si ce n’est la lenteur et la passion pour l’équivoque qui l’écartent d’emblée de la netteté du modèle américain. D’un autre point de vue, les motifs « néoréalistes » de Rossellini constituent autant d’événements à chaud, trop liés à l’immédiat, pour qu’on y perçoive la possibilité même de ce savoir plus ancien qui aime tant prendre et perdre son temps ; demeure, en revanche, la « nouveauté » de ses films, qui ne sera pas inutile pour Fellini.

 « La Couronne de Fer » clôt une époque du cinéma italien au moment même où Fellini aborde le cinéma, et quelques scènes du tournage de ce film jouent un rôle important dans sa mythologie cinématographique.

La révélation « apparente » qui résiste aux changements est l’un des motifs sous-jacents de l’œuvre de Fellini, elle donne la couleur aux thèmes du réel, elle offre un corps farouche à tout ce qui s’inscrit de neuf dans les trames, dans les mouvements et les portraits de son œuvre. Il n’y a pas un décor, un visage, une réplique qui ne dise, comme un écho, comme une malédiction en fin de compte comique, ce passé chargé de striures sur la chair et l’esprit des gens. C’est ce qui apparaîtra dans la dernière œuvre de Pasolini, « Salo ou les 120 journées de Sodome » (« Salo o le 120 giornate di Sodoma », 1976), où est clamée, sans complaisance, la capacité organique propre à l’Italie à croupir dans son fascisme.

Réapprendre  à se tenir debout et marcher, à se tourner, à regarder, à rencontrer ses souvenirs, à retrouver des histoires. Et apprendre la « modernité » de la ville qui avait manqué aux expériences anciennes, grâce aux villes détruites des films de Rossellini, Rome ou Berlin, devenues les banlieues affolées du premier néoréalisme, la réapprendre, depuis la banlieue de Rimini, qui n’est, après tout, qu’un diminutif de Rome, tout comme Rome est un augmentatif de Rimini.

Réapprendre enfin l’amour, soit par des histoires traversées de grandes détresses, soit une fois l’affolement passé, par l’analyse minutieuse de ce en quoi un corps, de femmes, d’homme, d’autres corps qui se ressemblent, s’inscrivent, ce en quoi ils dessinent des pulsions, des instincts, des mots.

C’est ainsi que Fellini retrace et redit l’architecture d’un corps social pris dans des rythmes, des musiques, des mouvements qui ont changé, et qui doit donc réapprendre les règles et les rites qui le régissent et le gouvernent. Dans son travail, il y a en permanence une confrontation des choses qui relève de l’exploitation d’antinomies fécondes : l’ancien ou l’antique, mis en évidence de ce qu’il croit nouveau, découvre que ce nouveau était déjà en lui, depuis un temps qu’il ne peut plus calculer, ni mesurer. La reprise de motifs anciens recréent des énergies et se reconstituent en une nouvelle image.


S’agit-il d’une image historique, d’une image sociale ?

Si on la compare, même superficiellement, aux images, quasi contemporaines, de Visconti ou d’Antonioni, on voit qu’elle diffère immédiatement de l’image historicisante du premier ou de l’image fortement concentrée et rationalisée du second.

L’image de Fellini est d’abord une image affective (Cf. L’image-affection page 145 Gilles Deleuze, l’image-mouvement).

Il ne suffit pas de vouloir représenter une image de l’Italie à un moment donné : cette image, Fellini le sait, n’existe pas. Il faut la chercher, il faut la trouver, la créer, l’inventer : « Je n’ai pas une mémoire faite de souvenirs. En fait, il m’est beaucoup plus naturel d’inventer mes souvenirs, aidé par une mémoire de souvenirs qui n’existent pas. […] Je crois avoir presque tout inventé. […] C’est un penchant naturel. Je me suis inventé une jeunesse, une famille, des relations avec les femmes et avec la vie. J’ai toujours inventé. Ce besoin irrépressible d’inventer provient du fait que je ne veux rien d’autobiographique dans mes films. […] Je suis tout et rien. Je suis ce que j’invente ». (Cf. Federico Fellini – « Je suis un grand menteur » - Entretien avec D. Pettigrow – 1994).

D’autres cinéastes sont en quête d’une image de l’Italie et celle-ci est toujours différente d’un auteur à un autre. Il ne cesse de répéter, comme un motif obsédant, dans presque tous ses entretiens, la nécessité de retracer l’Italie, quelque chose de particulier à l’Italie : « Notre cinéma est un cinéma coupable parce qu’il n’a rien raconté vraiment de l’Italie. De même, l’Italie est un pays complètement méconnu à cause de sa littérature. Rome a été un peu racontée. Naples aussi, mais d’une manière folklorique. La Sicile est toujours vue à travers ses histoires truculentes de Mafia. Quant au reste de l’Italie où, tous les 50 km, il y a un témoignage d’une autre culture, d’autres mythes, d’autres rites, personne n’en parle. Nous les cinéastes, nous n’avons rien dit, ou presque rien, de l’Italie. Notre pays est un univers inconnu. Depuis toujours, une de mes ambitions a été de pouvoir raconter […] des histoires de mon pays ».

(Cf. J. Risset, « Discesa agli inferi con qualche bagliore di paradiso » - Conversazione in « L’Incantatore » - scritti su Fellini, Milano, Libri Scheiwiller - 1994).


La crise de l’image-action : réflexions de Gilles Deleuze sur « l’école italienne de la Libération »

D’après Gilles Deleuze, la crise de l’image-action s’est d’abord produite en Italie vers 1948. L’Italie disposait d’une institution cinématographique qui avait relativement échappé au fascisme, d’autre part elle pouvait invoquer une résistance et une vie populaire sous-jacentes à l’oppression, bien que dénuées d’illusion. Il fallait seulement, pour les saisir, un nouveau type de « récit » capable de comprendre l’elliptique et l’inorganisé, comme si le cinéma devait repartir à zéro, remettant en question tous les acquis de la tradition américaine. Les Italiens pouvaient donc avoir une conscience intuitive de la nouvelle image en train de naître.

Contre ceux qui définissaient le néoréalisme par son contenu social, Bazin invoquait la nécessité de critères formels esthétiques. Selon Bazin, il s’agissait selon lui d’une nouvelle forme de réalité, supposée dispersive, elliptique, errante ou ballante, opérant par blocs, avec des liaisons délibérément faibles et des événements flottants. Le réel n’était plus représenté ou reproduit, mais « visé ». Au lieu de représenter réel déjà déchiffré, le néoréalisme visait un réel à déchiffrer, toujours ambigu ; c’est pourquoi le plan-séquence tendait à remplacer le montage des représentations. Le néoréalisme inventait donc un nouveau type d’images, que Bazin proposait de nommer « l’image-fait ».

Selon Deleuze, le cinéma italien devient un cinéma de voyant, non plus d’action. Le néoréalisme se définit par une montée de situation purement optiques (et sonores, bien que le son synchrone ait manqué aux débuts du néoréalisme).

Ces situations se distinguent essentiellement des situations sensori-motrices de l’image-action dans l’ancien réalisme. Ceci est peut-être comparable à la conquête de l’espace purement optique dans la peinture impressionniste.

Les personnages réagissent aux situations, même quand l’un d’eux se trouve réduit à l’impuissance, ligoté et bâillonné en vertu des accidents de l’action.

Ce que le spectateur perçoit, c’est l’image sensori-motrice à laquelle il participe plus ou moins, par identification avec les personnages.

C’est pourquoi les caractères par lesquels nous définissions précédemment la crise de l’image-action : la forme de la bal(l)ade, la propagation des clichés, les événements qui concernent à peine des liens sensori-moteurs, tous ces caractères étaient importants, mais seulement à titre préliminaires. Ils rendaient possible, mais ne constituaient pas encore la nouvelle image. Ce qui constitue la nouvelle image, c’est la situation purement optique et sonore qui se substitue aux situations sensori-motrices défaillantes.

Dans l’ancien réalisme ou suivant l’image-action, les objets et les milieux avaient déjà une réalité propre, mais c’était une réalité fonctionnelle, étroitement, déterminée par les exigences de la situation, même si ces exigences étaient poétiques autant que dramatiques. La situation se prolongeait donc directement en action et passion.


L’influence et l’esthétique de Rossellini témoigne-t-elle de l’imaginaire visuel de Fellini ?

Réflexion à travers le film de Rossellini « Allemagne année zéro » (« Germania anno zero », 1948) de Roberto Rossellini.

Travelling doublé d’un panoramique par lequel l’auteur pénètre dans le ville de Berlin, en longeant l’espace, en le laissant se raconter lui-même, non plus dans une appréhension documentaire ou touristique, où à travers le cliché des triomphes hitlériens, mais dans sa douleur calcinée de chose écrasée, détruite.

Travelling et panoramique renvoient également à la complexité de l’un des grands thèmes propres au néoréalisme rosselliniens : l’errance et le vagabondage comme constitution d’une nouvelle poétique des territoires, des territoires et des villes, une poétique de la modernité initiée par la flânerie erratique de Baudelaire et qui va prendre en charge la description des terrains vagues et des banlieues, jusqu’au chant final de Pasolini.

Travelling et panoramique parcourent et traversent en tous sens l’esprit et le corps des villes, l’esprit et le corps de l’homme, dont ils proposent une nouvelle description qui nous réapprend à imaginer les choses.

Ainsi, Fellini décriait à plusieurs reprises et toujours de façon différente le corps de Rome, y découvrant des hiéroglyphes et les inscriptions qui se dessinent dans ce qu’ils peuvent laisser de contemporains sur les murs de la ville. Fellini a su transcrire, d’une manière qui lui est propre, la signification de ces traversées dans des alignements, des traînées, des lignes de saisissement.

 « Rossellini a été l’inventeur du cinéma fait à l’air libre, au milieu des gens, dans des circonstances les plus imprévisibles. C’est en l’accompagnant pour tourner « Paisà » que j’ai découvert l’Italie. C’est de lui que j’ai pris l’idée du film comme voyage, aventure, odyssée. C’est le sens du voyage qui doit commencer pour pouvoir ensuite le raconter ».


CONCLUSION

Problématique :Comment et dans quel contexte historique et socio-politique le néoréalisme intervient comme un cinéma de la modernité dans le cinéma italien d’après-guerre ?


C’est en se regroupant autour du Centre Expérimental de la Cinématographie et au sein des Groupements Universitaires Fascistes que les cinéastes et les étudiants jetèrent les bases d’une Renaissance du cinéma italien, que vingt ans de fascisme avaient étouffé.

Après la chute de Mussolini, la naissance d’une école italienne tua le fascisme, tout en mettant en avant les combats de la Résistance, ce qui a permis de fournir les premiers thèmes au cinéma italien libéré.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le néoréalisme italien apparaît être le résultat des atrocités perpétrées durant la guerre, mais également, il est le produit de la Résistance. C’est un cinéma qui dénonce les injustices, insufflé par un élan contestataire, voire militant.

Le mouvement porte son intérêt sur les désoeuvrés et dénonce les aliénations dans un  souci de filmer avec simplicité. Le néoréalisme se positionne tel un mouvement allant à l’encontre idéologique du réalisme populiste des années 1930 ; un mouvement qui apporte une réflexion sur la manière de filmer et se focalise sur l’ordinaire, tout en évoquant la possibilité de faire coïncider sur l’écran, spectacle et réalité.

L’objectif était de filmer le quotidien et le familier, constitué d’un nouveau contenu que le cinéma devait à la réalité de son temps, tout en engendrant spontanément un style spécifique.

Le néoréalisme italien est né d’une volonté de changer la vision du monde, à travers une manière d’appréhender le quotidien : filmer la rue, les objets du quotidien ainsi que les déplacements humains. Autant de signes servant à mettre en évidence une esthétique du cadre. Le but est d’inclure l’objet afin qu’il devienne le sujet.

L’idée principale du mouvement est de descendre dans la rue pour filmer la vie quotidienne au présent, afin de témoigner d’une réalité humaine et sociale contemporaine, avec le refus de la dramatisation, du lyrisme et du comédien.

Selon Barhélémy Armengual, « le néoréalisme fut un état d’esprit, une façon de pratiquer le cinéma comme un examen de conscience ».

Le mouvement débute par la production de films de Résistance dans le but de mobiliser l’opinion sur les problèmes d’après-guerre. Les films néoréalistes tendent à faire émerger une esthétique spécifique à travers la recherche d’une stylistique.

Le néoréalisme prend également sa source dans le roman américain, qui constituait un choix polémique afin de traduire une résistance idéologique.

Grâce au documentaire, certains cinéastes italiens prônaient un cinéma de l’immédiateté, dont l’image se ferait révélatrice et évocatrice.

La chute du fascisme et les désastres de la guerre ainsi que la destruction du matériel technique du cinéma italien, imposent une esthétique de la pauvreté. Les cinéastes italiens furent néoréalistes dans un désir de transformer le monde, de mobiliser le prolétariat et hâter une révolution mais aussi pour réveiller le sens de l’humain.

Le néoréalisme apparaît donc comme « une interrogation fondamentale de l’homme face à sa condition ». Les cinéastes se sont organisés autour de réflexions nécessaires afin d’établir une méthode cinématographique : rendre compte du réel par le biais de la fiction.

Selon les concepts néoréalistes, « l’artiste doit partir non de l’art mais de la vie ». Par conséquent, le cinéaste se doit de participer aux événements collectifs et non se contenter de les représenter. Le néoréalisme se conçoit comme « un cinéma utile à l’homme ».

Dans un contexte social d’après-guerre, le néoréalisme constituait un véritable défi pour le monde politique.

Selon Gilles Deleuze, le cinéma italien est un cinéma de voyant et le néoréalisme se définit par une montée de situations optiques et sonores.

L’image issue du néoréalisme est définie par Deleuze comme étant une image-fait. Une image qui témoigne de la réalité des faits, par le biais du récit et par celui de la composition du cadre.

Les décors naturels sont mis en avant avec la représentation de la ville : lieu détruit par la guerre ; mais également, la représentation de la campagne italienne et de ses gens. L’extérieur et la rue deviennent ainsi des lieux d’expression, de rencontres et de situations que l’on filme, telle des actualités, afin de tenir le peuple hors de l’ignorance.

Sur le plan technique, travellings et panoramiques renvoient à l’errance et au vagabondage qui constituent une politique du territoire et de la ville.

Le néoréalisme italien propose une nouvelle description de la réalité qui nous apprend à imaginer les choses, ce qui en fait un cinéma de la modernité.

La définition finale du néoréalisme est très large puisqu’il est « une considération, une approche de l’homme ». Il est également considéré comme une protestation. Pour Rossellini, « le néoréalisme est une approche morale qui devient un fait esthétique ».

 

Sources et bibliographie :

Qu’est-ce que le cinéma ? - André Bazin

Cinemaction N° 70 : Le néoréalisme italien

Histoire du cinéma - Georges Sadoul

Le cinéma italien, de 1945 à nos jours : crise et création - Laurence Schifano

L’image-temps - « Au-delà de l’image-mouvement » - Gilles Deleuze

L’image-mouvement : « La crise de l’image-action » - Gilles Deleuze

Le néoréalisme tels que les Italiens l’ont vécu - Article de Pierre Sorlin

Federico Fellini : Romance - Jean-Paul Manganaro

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