Les trois sagesses chinoises # 1 : le taoïsme
14 sept. 2014LE TAOÏSME
L’une des particularités fondatrices de la civilisation chinoise est sa sédentarité plurimillénaire. Les communautés chinoises plongent leurs racines dans le lieu où elles habitent.
De nos jours, l’identité entre un village et une famille est une réalité profonde. Par exemple, quand on parle du « Village de Zhang » cela signifie réellement que la presque totalité de la population porte le patronyme « Zhang ». Unie par le même nom, la communauté villageoise se perçoit par conséquent comme une communauté familiale. Ce sentiment se solidifie au cours des cérémonies rituelles (prolongation du culte ancestral et familial) d’hommage à l’ancêtre fondateur du clan ainsi qu’au cours des cérémonies dédiées à l’esprit du lieu, le « shen » de l’endroit (espace caractéristique des cultes populaires). Les rituels privés, familiaux et de renouement avec les ancêtres doivent être pris en charge par le fils aîné.
« Le dialogue avec les esprits n’est pas à la portée de tous. Il requiert des aptitudes spécifiques qui s’acquièrent ou se développent grâce à un apprentissage corporel exigeant et d’un enseignement oral qui se transmet de maître à disciple dans une atmosphère de secret, assimilée au chamanisme ».
« Les Chants de Chu » est un grand poème de Qu Yuan (310-278) qui est considéré comme l’œuvre fondatrice de la poésie chinoise : « D’inspiration chamanique, au rythme long et incantatoire, débordant d’images rêvées ou mythiques, « Les Chants de Chu » sont avant tout une recherche de la communication avec les éléments de la nature, transformés en autant d’Esprits (Cf. les kamis au Japon), et constitue une sorte de quête nostalgique du divin ». (Cf. François Cheng).
Le chamanisme est une sorte d’animisme qui repose sur une triple croyance : Tout ce qui vit est composé d’une forme visible et d’une forme invisible. Chez les vivants, la partie visible est prédominante. Chez les défunts, c’est le contraire.
Les chamanes sont des êtres humains qui peuvent voyager entre deux niveaux et son capables d’intervenir dans le monde invisible. En chinois, les chamans sont appelés « wu », mais la transcription de l’idéogramme n’a pas reçu d’explication satisfaisante à ce jour. Durant la dynastie des Han (206 av. JC. – 220 ap. JC.), les « wu » possédaient une place importante auprès du pouvoir. Leurs fonctions consistaient à jeter des sorts, à chasser les démons, à procéder aux rites funéraires, à prier les esprits pour obtenir la victoire en temps de guerre et pour la pluie en temps de paix.
En Chine, il n’y a pas vraiment de séparation entre le culte privé et le culte d’Etat : le temple du Ciel est un lieu où l’empereur « officie », c’est-à-dire, il rend un culte familial à son père, le Ciel. L’essence chamanique de l’empereur réside dans le culte familial qui consiste à prier pour obtenir de bonnes récoltes.
A Pékin, en 145 av. JC, Dong Zhonshu éminent continuateur de Confucius, fonda l’école philosophico-médicale appelée « Yin/Yang - Cinq éléments » et contribua au confucianisme en tant que philosophie d’Etat. Le taoïsme se constitue en deux subdivisions dont le chamanisme est la base.
LE TAOÏSME POPULAIRE
Il est apparu à la fin du 2ème siècle ap. JC sous l’influence de Zhang Daoling (34-156). Cette branche du taoïsme perdure encore aujourd’hui et a d’ailleurs pris l’aspect extérieur d’une religion. Afin de parer à l’influence grandissante du bouddhisme, le taoïsme en copia sa forme extérieure, en particulier, vestimentaire et monastique.
LE TAOÏSME LETTRE
Il est issu de la réflexion des lettrés chinois, basé sur un texte philosophique très complexe, le « Dao De Jing », appelé également « Tao Te King », texte attribué à Laozi. Cette réflexion fut mise au premier plan par des penseurs tels que Zhuangzi (4ème siècle avant notre ère), puis se développa durant la période dite des « Royaumes Combattants » (403-221) ainsi que durant la dynastie des Han.
L’influence de cette réflexion concerne le corps humain, allant des exercices de santé jusqu’aux arts physiques actuels tels que le « Tai Ji Quan » (ou « Tai Chi » ou « Tai Chi Chuan », art martial chinois dit interne d’inspiration taoïste) et le « Qi Gong » (ou « Chi Gong » ou « Chi Kung », science de la respiration, gymnastique traditionnelle chinoise, fondée sur la connaissance et la maîtrise de l’énergie vitale, associant mouvements lents, exercices respiratoires et concentration) en passant par des spéculations alchimiques et magiques.
Le taoïsme philosophique (le néotaoïsme) tenta un renouveau entre les 3ème et 6ème siècles ap. JC, mais la montée du bouddhisme ne lui fut point favorable. Il connut un certain regain grâce au néo-confucianisme entre les 10ème et 13ème siècles. Cher au cœur des Chinois, le taoïsme philosophique est aujourd’hui plus ou moins délaissé par les élites cultivées, laissant la place au taoïsme populaire qui sera associé au début du 20ème siècle au rejet généralisé des formes jugées rétrogrades de la culture chinoise traditionnelle.
Tao, Dao ou dao ?
En chinois, on nomme le taoïsme, « dào jia », qui signifie « école du dao ». L’idéogramme était très utilisé dans l’Antiquité par les différentes écoles chinoises et l’est toujours de nos jours. Cet idéogramme est inséparable de l’idée de la conduite juste, qui est la seule vraie question à laquelle chacune des écoles de pensée ont tenté d’apporter une réponse.
Le Yi Jing, le Classique des changements (Cf. Article « Le Yi King », le blog de Phoebe), est considéré comme le livre de base de la culture chinoise, c’est parce que, d’une part, il représente le grand livre du Yin et du Yang, d’autre part, il peut être utilisé comme un manuel d’aide à la prise de décision, permettant justement de proposer à chacun, en fonction des circonstances qu’il traverse, la « conduite juste », c’est-à-dire, la stratégie optimale, le « dào » approprié.
L’idéogramme « dào » se compose du signe général de la marche, du mouvement et du signe « shou », qui employé seul, signifie au sens propre « tête, chef, souverain » et au sens figuré « essentiel, capital, principal, originel ».
La combinaison des notions de tête et de mouvement fait apparaître un premier niveau de sens, celui de « chef conduisant la marche » qui, rapidement, amène à l’idée de « conduite de la marche » qui, à son tour, conduit à la « voie » (qui est à suivre car ayant été tracée par le chef). Cette voie devient alors un « principe » (qui dirige) et à nouveau par application, une « conduite » (à suivre pour s’insérer harmonieusement dans un tout en perpétuel changement).
Le second idéogramme « dào » est plus social, voire plus politique (au sens le plus large du terme, la politique (politikos) indique le cadre général d’une société organisée et développée). L’idéogramme signifie « règle des actions humaines, doctrine, principe » et surtout « conduite », au sens double du mot français : aussi bien le fait de conduire un groupe que celui de se conduire soi-même. Ce terme est alors utilisé pour mettre en rapport la conduite de la société telle qu’elle est entraînée par la conduite de son souverain, et la conduite de sa famille par celle du père.
Toutes les écoles chinoises utilisent le mot « dào » au sens de « conduite ». Ce qui diverge, c’est que les confucéens considèrent cette conduite dans le domaine politique grâce à des comportements vertueux, les taoïstes, eux, pensent trouver la conduite juste loin de la société, dans la spontanéité naturelle. Car c’est uniquement dans le contexte spécifique du taoïsme que ce caractère prend une fonction particulière, qui désigne le mouvement spontané qui anime tout ce qui existe. Mais les taoïstes ne sont pas dupes et proposent un avertissement dès le premier paragraphe du sujet traité dans le « Dao De Jing » :
« Voie qu’on énonce N’est pas la Voie
Nom qu’on prononce N’est pas la Voie […]».
Confucius s’appuyait sur les mots pour affermir les attitudes. Les taoïstes ressentent une certaine méfiance envers le langage qu’ils considèrent comme quelque chose de dénaturant l’en-deçà de tout auquel ils cherchent à se relier.
Le Dao De Jing s’ouvre et se ferme aussi sur cette contradiction : « La parole authentique n’est pas séduisante. La parole séduisante n’est pas authentique […]».
Le terme « dào » apparaît pour la première fois dans le commentaire canonique du Yi Jing, avec sa signification philosophique sous une forme d’une exemplaire simplicité : « Un Yin, un Yang, cet ensemble est appelé fonctionnement ». (« yi yin yang zhi wei dào »). Cette phrase constitue le « Diamant » de la pensée chinoise et recèle à la fois la profondeur et l’humour des Chinois qu’il faut savoir comprendre d’une façon très simple : « Une fois Yin, une fois Yang, c’est ainsi que tout fonctionne ».
La particularité de cette phrase est de faire apparaître pour la première fois les mots « Yin » et « Yang » dans le sens abstrait et philosophique qu’ils allaient garder jusqu’à nos jours. Auparavant, ces deux mots désignaient simplement les deux versants d’une montagne, celui exposé au sud, l’adret, (Yang), celui exposé au nord, l’ubac (Yin).
En devenant les emblèmes de l’alternance animant toutes les choses vivantes, ces deux idéogrammes ont acquis un véritable statut dans la pensée lettrée. Il faut donc se garder de les lire avec les évidences philosophiques qui nous sont usuelles. Yin et Yang ne sont pas plus des états stables que des attributs, pas plus des opposés que des complémentaires.
Pour l’esprit chinois, ce sont d’abord des outils efficaces qui facilitent la perception du passage continuel de la nuit (Yin) au jour (Yang). Il apparaît pourquoi c’est au cœur du Yi Jing, le Classique des changements, qu’ils ont été d’abord formalisés, exposés et développés.
Ces deux idéogrammes représentent d’une façon symbolique l’alternance. La simplification usuelle de ces deux caractères souligne cet aspect normatif en spécifiant le Yin par le signe de la lune et le Yang par celui du soleil. Par habitude, on classe du côté du Yin, tout ce qui est lunaire, nocturne, mystérieux, intérieur, privé et du côté Yang, tout ce qui est solaire, diurne, visible, extérieur, social, sans que l’aspect classificatoire l’emporte sur l’aspect dynamique.
Il est donc courant de dire que le taoïsme est le versant lunaire de l’âme chinoise et le confucianisme son versant solaire, image convenue qui montre combien était improbable l’enracinement du bouddhisme.
Si pour discourir du « fonctionnement des choses », situé au-delà des mots, comment retranscrire en français l’idéogramme « dào » ? Faut-il écrire « dao » ou « tao » ?
La différence entre les deux vient de l’adoption en 1973 par l’UNESCO de la romanisation dite « pinyin » (transcription phonétique en écriture latine du mandarin utilisé par la République Populaire de Chine) nécessaire pour la transcription des noms propres chinois. Le terme « tao » est longtemps resté utilisé dans le langage parlé. Le terme « dao » est de plus en plus utilisé dans les textes. Le fait d’accoler une majuscule aux termes « Tao » et « Dao » donnerait un aspect psychologique erroné qui personnalise, honore et particularise quelque chose qui prône exactement le contraire du but visé par le choix de cette réalité ultime.
Il est donc utile d’écrire « dao » avec une minuscule afin d’éviter de la surcharger d’une noblesse conceptuelle dont le mot chinois n’est pas porteur.
« […] L’homme prendra donc modèle sur la Terre
La Terre prend modèle sur le Ciel
Le Ciel prend modèle sur la Voie
La Voie elle se modèle sur le naturel ».
Le dao est une chose absolue, un fonctionnement qui se règle sur quelque chose d’extérieur à lui, à savoir « zi ran », deux idéogrammes qui signifient « ce qui existe » (ran) de soi-même (zi), bien mal traduit par le « naturel ».
LAOZI ET SA LEGENDE
On attribue traditionnellement le « Dao De Jing » à Laozi, appelé par Liezi « le Maître du Vide Parfait ». Mais Laozi est un maître virtuel, sans chair et sans épaisseur historique que Zhuangzi, grand continuateur de la pensée émanent du « Dao De Jing », désignait tel « un rêve de papillon ». Ce qu’il faut savoir, c’est que Laozi n’a jamais existé. D’après Sima Qian, historien de l’histoire de la Chine depuis ses origines, dans ses « Mémoires Historiques » souligne que Laozi apparaissait comme un « maître obscur ».
Animal familier du paysage chinois, le buffle entretient un rapport particulier avec les enfants auxquels il revenait traditionnellement la tâche de mener paître le troupeau de buffles. On peut difficilement imaginer animal plus YIN que le buffle. Dans le Yi Jing, il est évoqué comme exemple d’attitude à cultiver dans une situation type (hexagramme 30) qui traite des moments où l’on est ébloui par un excès de YANG. Le buffle est également le second animal du cycle zodiacal chinois, associé à la seconde heure double du jour, entre 1 et 3 heures du matin, et, à partir de cette heure jusqu’au lever du jour et surtout au redémarrage annuel du principe vital.
Chevaucher un buffle à la chinoise, engendre une double signification du taoïsme : d’un côté sa dévolution au YIN, de l’autre sa tension fondamentale, sa propension au renouveau, féconde contradiction que l’on retrouve tout au long du Dao De Jing.
LE DAO DE JING
Ce livre était auparavant appelé « Le Livre en Cinq mille caractères ». Après remaniement et réorganisation du corpus philosophique, le Dao De Jing est habituellement traduit par « Classique de la Voie et de la Vertu ».
Le premier mot de ce titre est le caractère « dao ». Le second mot est « dé », composé à droite du caractère « zhi » qui a le sens de droit, juste » en-dessous duquel se trouve le signe du cœur, signifiant généralement tout ce qui a trait à la conscience.
A gauche, est apposé le signe en rapport avec la marche, principalement en tant que conduite. Globalement, le caractère « dé » signifie « la vertu », moins au sens étroitement moral, mais faisant plutôt référence à « une puissance d’agir », tel la vertu d’un médicament ou celle d’une plante. Ce caractère, au niveau de l’humain, évoque une force morale que donne le sentiment d’avoir une attitude parfaitement accordée à la situation. Mis côte à côte, ces deux caractères forment une expression moderne qui signifie « moralité, éthique ».
Le troisième mot du titre, « jing » est un caractère général qui désignait autrefois les fils de chaîne d’un tissage, la structure globalement verticale sur laquelle les fils de trame construisent l’apparence, le motif.
Par la suite, par analogie de forme et de fonction, ce mot en est venu à désigner le système des méridiens de l’acupuncture. Grâce à un saut qualitatif dont seul l’esprit chinois est capable, il a très tôt servi de nom général à ce qui constitue l’armature invisible d’une société : les livres classiques.
Le texte du Dao De Jing est organisé en 81 chapitres assez concis, comptant en moyenne une soixantaine de mots chacun. Le nombre 81 est dans la symbolique numérique chinoise la manifestation de la puissance du neuf, chiffre qui lui-même, notamment dans le système du Yi Jing, constitue l’emblème de la culmination du YANG. Un ouvrage organisé sous ce signe est donc par là même un ouvrage doué d’une puissance efficace, exactement comme le sont par exemple les « Classiques de la médecine », organisés de la même façon.
Le style de ces chapitres se présente comme un poème en prose classique : « Elle jaillit comme le souffle de l’univers entre le Ciel et la Terre » (Cf. Claude Larre).
Toujours poétique, parfois énigmatique, ce n’est pas un texte facile, comme le souligne Henri Michaux : « Rien n’approche le style de Laozi ». Laozi, vous lance un caillou et puis s’en va. Après, il vous jette encore un caillou, puis il repart. Tous ces cailloux, quoique très durs, sont des fruits, mais naturellement, le vieux bourru ne va pas les peler pour vous !!! Cela explique pourquoi le Dao De Jing, livre chinois le plus traduit, a pu engendrer une multitude d’interprétation si diverses et si contradictoires.
LE CONTENU DU DAO DE JING
Il constitue un assortiment disparate dans lequel se mêlent des niveaux philosophiquement assez divers, considération sur le gouvernement, sur l’origine du monde, sur la bonne manière de se comporter, railleries contre les principes confucéens, voire imprécation quasiment anarchisantes, comme :
« […] Devant le Fils du Ciel qu’on intronise,
Devant les Trois Ducs qu’on installe,
Vont les disques de jade tenus à deux mains
Suivis des attelages à quatre chevaux
Pourquoi ne pas plutôt assis sur les talons
Offrir la Voie […] »
Ou cet autre passage fustigeant la complexité des législations sociales :
« […] Plus on voit fleurir lois et règlements...
Dans d’autres passages, on y retrouve la nostalgie du bon vieux temps, temps des époques révolues, qui accompagnera souvent le taoïsme, aussi bien en Chine qu’en Occident sous la forme de néo-taoïsme :
« […] Manger alors avait du goût
L’habit seyait au corps
Il faisait bon être chez soi
On appréciait la vie simple […] ».
A SUIVRE : Le confucianisme
Sources : « Les Trois Sagesses Chinoises : taoïsme, confucianisme, bouddhisme » - Cyrille J.-D. Javary (2010).