LE CINÉMA JAPONAIS # 6 : ZATOICHI de Takeshi Kitano : le pouvoir du son au cinéma
19 févr. 2018
ANALYSE CINEMATOGRAPHIQUE : le pouvoir du son au cinéma
NB : Attention, cet article révèle tout ou partie du récit cinématographique
Titre : Zatoichi
Titre original : Zatôïchi
VO : Japonais
Réalisation & scénario : Takeshi Kitano, d’après l’œuvre de Kan Shimozawa, Zatôichi Monogatari.
Pays : Japon
Année : 2003
Genres : Chambara-eiga & Yakuza-eiga
Synopsis : Zatoichi, masseur aveugle itinérant se retrouve au cœur de la vie quotidienne d’un petit village japonais « apparemment » tranquille…
Problématique :
La musique apparaît comme un élément prépondérant voire indispensable du film. Comment le cinéaste utilise et manipule, d’une façon ingénieuse et subtile, l’élément musical afin de le caractériser en un personnage-narrateur de l’histoire qu’il se propose de nous raconter ?
Axe d’étude :
Le pouvoir du son au cinéma.
Le prologue : présentation du personnage principal
Présentation du personnage de Zatoichi : un homme japonais qui se distingue par la couleur de ses cheveux. Mais sa particularité ne s’arrête pas là. Il est également aveugle et apparaît d’une façon très humble aux yeux du spectateur. Et le personnage de se révéler être un véritable maître dans le maniement du sabre, doté d’une extraordinaire dextérité et d’un sens accru du combat. Mais qui est réellement Zatoichi ?!
C’est alors qu’une douce et légère musique se fait entendre au loin, résonnant comme une comptine pour grand enfant insomniaque en mal d’exotisme…
La musique : personnage-narrateur et personnage de l’espace et du temps
Cette douce et féérique musique que l’on peut si facilement capter, possède d’une part, une fonction narrative et se substitue habilement aux dialogues. Elle présente le village dans lequel va se dérouler l’action. Elle introduit également les personnages les uns après les autres, au sein de nombreux flash-backs, personnages qui sont les principaux protagonistes de l’intrigue :
- un homme et une femme s’avancent vers l’entrée du village. On découvre que l’homme est un guerrier et porte un katana, et, est en train de tuer une personne. Seule l’identité de la femme reste pour l’instant énigmatique. Mais qui sont ces deux personnages ?!
- deux geishas sont tranquillement assises sous un auvent, attendant qu’on leur serve une tasse de thé. Au cours d’une autre séquence en flash-back, ces deux personnages sont en train de tuer des gens en appliquant leur vengeance. Mais pourquoi ? Et qui sont-elles ?
- un groupe de brigands détrousseurs violents et patibulaires agressent de pauvres vendeurs de légumes qui sont, non seulement rackettés mensuellement, mais désormais quotidiennement. Mais quelle injustice !
- un groupe de paysans travaillant dans leur champ, qui semblent ne pas être insensibles aux vibrations sonores… Ainsi en va la vie dans le village…
Et cette musique qui sonne tel un leitmotiv nous invitant à en regarder plus, telle une petite ritournelle évoquant les souvenirs de chaque personnage, montre et souligne les différentes activités du village : qu’elles soient commerciales ou ludiques, légales ou illégales, la vie semble bien difficile à supporter pour ceux qui subissent le joug de la tyrannie.
C’est alors que cette douce et amère musique apparaît soudain comme un tout qui vient s’intégrer à l’image. Tel un personnage indépendant, elle connote, d’une part, le Thanatos (nombreuses séquences de meurtres, crimes et autres agressions durant pratiquement tout le film).
D’autre part, cette charmante et envoûtante musique connote l’Eros. Enfin… devant tant d’injustice et de bêtise humaine, et, après une heure de violence et de tuerie malsaines, il était temps !
Dans les dernières séquences où l’on assiste à la construction de la salle des fêtes, le spectateur, libéré de son stress cinématographique et de toute cette violence picturale (même s’il reste l’ultime sentence, la mise à mort du chef des Kuchinawa par Zatoichi), est convié lui aussi aux festivités avec tous les villageois, sans exception, à assister aux danses tribales, aux performances de claquettes et à faire la fête. Comme quoi, on peut être un pauvre paysan acceptant sa pauvre condition et poursuivant sa destinée et être un sacré tapdancer que tu aurais forcément envie de rencontrer ! Question d’apparences…
Car la musique et la danse exorcisent, chassent la négativité et le mal et secouent l’âme pour la guérir et rétablir les bonnes énergies du corps. Comme le disait si bien un célèbre groupe de musique créole originaire de la Martinique et de la Guadeloupe, dénommé Kassav’ : « Zouk la se sa medikamen nou ni », littéralement « la danse est le seul remède pour nous ». C’est en l’occurrence ce que faisaient les êtres humains exploités du temps de l’esclavage : ils dansaient et ils chantaient leur vie quotidienne pour se délivrer et s’exorciser du mal qu’ils subissaient.
La musique célèbre ainsi la mort de la tyrannie, le triomphe de la liberté et la renaissance d’une future vie meilleure. Elle apparaît aussi tel un narrateur en voix-off, un témoin objectif qui aurait pris le recul nécessaire pour conter cette histoire : l’histoire d’un village japonais comme il en existe beaucoup, de ses habitants et de la vie quotidienne qui s’y déroule.
D’aussi loin qu’elle provienne ou aussi près qu’elle soit, la musique porte aux oreilles du spectateur qui ne peut d’ailleurs s’y soustraire. Ainsi l’écoute de ce dernier s’associe aux oreilles du personnage de Zatoichi, qui lui est aveugle.
L’ouïe est par conséquent un des sens mis en avant car elle constitue un de nos cinq sens, mais également, qui a toute son importance, tout comme ce sens l’est pour nous, car le son soutient la narration ainsi que les images.
Le volume sonore de la musique varie selon les actions extraordinaires du personnage de Zatoichi qui l’est tout autant. Et il en est de même pour les actions de tous les personnages de l’histoire, qu’ils soient itinérants ou sédentaires.
Dans cette vision des choses, la musique introduit chaque action des personnages, puis diminue d’intensité pour mieux les souligner, pour ensuite augmenter de nouveau, une fois l’action achevée. Le cinéaste détourne ainsi le procédé de l’underscoring, qui est un procédé dramatique sonore permettant de souligner l’action à l’image, en vue d’obtenir un effet de l’ordre du suspense, de la surprise ou de l’humour dans la dramaturgie du récit.
Et cette intrigante et mystérieuse musique appartient non seulement au village, telle une rumeur qui lui collerait à la peau, mais appartient également à tout un chacun. Car chacun possède en lui-même l’histoire de sa propre musique intérieure.
Dans le film Zatoichi, on peut par conséquent considérer la musique comme un leitmotiv, un chemin, une Voie, une destinée, la destinée de chaque personnage, quelle qu’elle soit. Elle est témoin également du temps qu’il fait et du temps qui passe. Elle est présente partout dans le village : chez l’habitant, dans les rues, dans les tavernes à saké, dans les restaurants, dans les maisons de jeux, etc.
En cela, elle se substitue au sens de la vue et pour « une œuvre audio-visuelle -graphant le kiné-mouvement », on peut donc honnêtement et sincèrement dire que ce film est un chef-d’œuvre cinématographique digne du 7ème Art.
Zatoichi, c’est la magie du son au cinéma. Faites l’essai, l’expérience vous donnera une autre perception du film ! Regardez-le une première fois en utilisant les sens de la vue et de l’ouïe. Puis, repassez-vous une seconde fois le film en fermant les yeux et concentrez-vous seulement sur la musique, les voix, les sons et tous les autres bruits ambiants.
Vous vous apercevrez, d’une part, de la puissance des sons et de la musique que ce film diffuse et propage, engendrant toutes les sensations et les émotions que cela peut engendrer suivant votre sensibilité. Vous pourrez aisément suivre le récit sans en perdre une miette pour autant ! Il vous sera ainsi facile d’imaginer d’autres images à condition de n’avoir vu le film qu’une seule fois ou éventuellement de savoir se détacher des images que vous avez déjà vues.
Cela a le don de nous rappeler de quoi est constitué un film : d’images mais aussi de sons. Et le cinéaste nous le rappelle humblement aussi : il nous raconte une simple histoire comme tant d’autres, avec un début, un milieu et une fin. Une histoire d’ailleurs qui aurait pu être issue d’une tradition orale s’il n’y avait pas eu d’image.
Et cette tradition dépasse l’espace et le temps, car en tant qu’Homo Sapiens de tradition orale et vivant en tribu, nous sommes des êtres vivants ayant, avant tout, la capacité mentale de produire des images grâce à nos fabuleuses fonctions cérébrales. Nous l’avons juste oublié ou nous sommes trop fainéants pour le faire parce que le cinéma le fait à notre place et pour la plupart des cas, on n’a même pas appris à le faire de toute manière. Ah mais quel dommage !
L’épilogue, le mystère énigmatique de la dernière phrase de Zatoichi :
Et c’est ainsi que cette douce et agréable musique, jouée durant la séquence des festivités, devient la métaphore de la vie, un hymne à l’Eros, grâce à une happy end délivrant une harmonie palpable ainsi qu’une énergie positive qui transcende même l’écran pour venir sortir le spectateur de sa torpeur. Cette musique signale un changement imminent indiquant des jours meilleurs dans l’avenir.
Et cette narrative et cinématographique musique participe et se fait témoin de l’ambiance du village et de l’état d’esprit des habitants : un moment de fête vécu ensemble dans la joie et l’allégresse, un moment enchanteur, avec des gens qui débordent de vitalité malgré tout ce qu’ils ont enduré précédemment. Car les vrais héros dans cette histoire, ce sont les habitants du village.
Je me permets, en toute humilité, de remercier cet artiste, ce cinéaste, ce grand imagier qu’est Takeshi Kitano San, pour son œuvre qui est un cadeau, une offrande à la vie et pour avoir enfin pu nous délivrer le vrai sens de ce qu’est une fin heureuse, « A Real Happy End » au sens noble du terme, c’est-à-dire, d’un point de vue strictement esthétique et cinématographique.
Cette musique, qui s’est faite, à la fois, comptine et chronique historique du village, conclut non seulement l’histoire, mais boucle également le récit du film et valide la théorie.
Cette musique se fait également archive tout comme les images qui la complète, des archives de l’histoire du cinéma japonais et de l’histoire du cinéma tout court, des documents audio-visuels précieux, garants d’un patrimoine artistique et cinématographique de l’humanité, parce que ce film est une œuvre honnête et sincère qui nous propose de nous raconter un petit bout de la vérité à travers un point de vue qui connaît son sujet.
Lors de la dernière séquence qui est donnée comme un épilogue, le spectateur perçoit l’ultime pensée de Zatoichi : « Même les yeux grands ouverts, je ne vois toujours rien ! ».
Et enfin, cette douce et merveilleuse musique est rejouée une nouvelle fois, depuis le début, pour conclure cet épilogue énigmatique et mystérieux, venant de la part d’un masseur nippon Robin des bois nomade, expert en Iaidô (l’art de dégainer et de couper en un seul coup, taille ou estoc), impartial et généreux, bienveillant et courageux, qui n’est étonnement plus aveugle mais qui ne voit toujours rien ! Mais qui est réellement Zatoichi ?!
« La musique et le rythme, c’est l’essence de la vie », me disait également un disque de musiques répétitives électroniques que j’écoute en boucle depuis des mois !
« Question de point de vue ! », dixit DJ Miss Phoebe.
Source :
Zatoichi - Takeshi Kitano - 2003 - Japon - DVD - VOSTFR