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Réalisation : Tod Browning

Scénario : Willis Goldbeck, Leon Gordon, d’après le roman de Clarence Aaron Robbins, Spurs.

Titre original : Freaks Barnum (L’Amour chez les monstres)

Genre : Fantastique

Année : 1932

Pays : USA

Synopsis : L’histoire de Freaks repose sur un fait divers et met en scène de vrais phénomènes d’un cirque. La belle Cléopâtre, acrobate, feint d’aimer un Liliputien afin de l’épouser pour lui voler ses richesses. Avec la complicité de l’athlète Hercule, ils tentent de l’empoisonner pour que Cléopâtre hérite de son argent.

Ce film prend des allures de cour des miracles où l’on voit évoluer des avaleurs de sabres et des femmes à barbe. L’humour cruel de certaines scènes (le mariage des sœurs siamoises et les noces de l’acrobate et du Liliputien), devient fatalement tragique lorsque les « Freaks » décident de se venger de Cléopâtre et d’Hercule. Un orage éclate dont les éclairs laissent apparaître, par moment, un pygmée jouant de l’harmonica tandis qu’un nain fait jaillir la lame de son couteau à cran d’arrêt et que Johnny Eck, dont le buste vivant jaillit d’une chaise, s’apprête à attaquer. La révolte des monstres prend alors la force d’un splendide mélodrame oublié.

Ni mépris, ni voyeurisme dans cette œuvre grave et belle. Malgré son étalage presque insupportable de cruauté et de laideur, Freaks atteint une poésie de tous les instants, par sa beauté plastique, sa grande humanité et la tendresse qu’il déploie autour de l’anormal.

 

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Tod Browning (1882-1962)

Pour gagner sa vie, Browning travaille dans des baraques de fêtes foraines ainsi que dans des cirques. En 1914, il devient l’assistant de Griffith sur le film Intolérance. Ses premiers films sont des comédies sentimentales ou des histoires de gangsters (Outside the Law, White Tiger). En 1919, il réalise Fleur sans tache avec l’acteur Lon Chaney, acteur favori de Browning. Surnommé « l’Edgar Poe du cinéma », il est considéré en effet comme l’un des plus grands maîtres du cinéma fantastique. C’est dans l’étrange et dans le morbide qu’il va forger sa réputation. En 1931, Browning lance Bela Lugosi, acteur connu pour avoir interprété le Comte Dracula. On le retrouvera d’ailleurs dans La Marque du Vampire (Mark of the Vampire). C’est en 1932 que Tod Browning se surpasse avec Freaks, film dressant le tableau grotesque de toutes les difformités physiques réunies en un carnaval monstrueux en faisant constat des coulisses d’un cirque ambulant, dépasse tout ce qui n’a jamais été fait dans le genre. A propos de Freaks, Louis Seguin, dans Cinéma 56, parlera du film en ces termes : « Seul, un mépris aussi stupide qu’indéracinable a pu faire que soit méconnu l’un des plus grands metteurs en scène qui aient été… »

  

Autour du film : critiques et censure

Impressionné par le succès des films d’épouvante du studio Universal, Irving Talberg voulut produire un film « encore plus terrifiant ». Réalisateur prolifique, Tod Browning fut chargé de réaliser Freaks et en fit un film hors du commun, puisque « les monstres » de cette histoire atroce sont incarnés par de véritables phénomènes du cirque Barnum. Le résultat fut si dérangeant que malgré une amputation ramenant le film à soixante-quatre minutes (au lieu de quatre vingt dix), il choqua le public et fut rapidement retiré du catalogue de la MGM. Lors de sa sortie en 1932, ce film avait été très mal reçu de la part du public. Les studios ont en fait plusieurs versions, supprimant les images jugées trop choquantes. Il fut même interdit pendant trente ans en Grande-Bretagne. En France, il fut l’objet d’un culte de la part des surréalistes. Aujourd’hui, il fait figure de chef-d’œuvre du cinéma fantastique.

Le Fauteuil 48

« Vraiment pas drôle, tout ça !

Tous les pauvres débris humains que ce film met sous nos yeux nous rappellent qu’il existe réellement des êtres pour lesquels la nature fut aussi implacable et que, malgré notre répulsion, notre pitié doit aller vers eux. De là à trouver heureuse l’inspiration qui poussa un metteur en scène à nous les présenter tous à la fois, dans le cadre habituel de leur vie courante, d’abord, puis dans une grande scène d’épouvante, ensuite, il y a loin. S’il n’y avait que les nains, ce serait très bien. Le petit couple formé par Hans et Frieda est même tout à fait charmant. Les sœurs siamoises même, avec leurs jolis traits, ne sont pas trop pénibles à voir. Quant au reste… Je crains que la femme-poule ne soit du chiqué. Je n’en sais rien. Ce n’est vraiment pas drôle tout ça, n’est-ce pas, madame ? »

Ciné-Magazine, Novembre 1932


Christian Oddos

"Un ancêtre de Fellini

Freaks rappelle à nos mémoires la relation tissée par Fellini entre les clowns et les monstres qui peuplèrent un jour son enfance. Le film est un chef-d’œuvre pour qui accepte de le voir et d’en supporter l’horreur calme. Car plus le monstre se rapproche de notre condition d’homme, plus sa difformité nous touche et plus le spectateur moyen est mal à l’aise devant l’image projetée. On assiste lors au réveil de la mauvaise conscience du spectateur bourgeois, dont la sensibilité supporte mal la conscience d’un malheur évident. Freaks nous contraint à regarder un spectacle que nous avons toujours refusé de voir, insiste sur notre statut de voyeur face à un film fantastique et dénonce notre hypocrisie : là n’est pas sa moindre qualité."

Le Cinéma fantastique, Editions Guy Authier, 1977


Encyclopédie du cinéma

« […] Pendant longtemps, on a réduit Tod Browning à la saisissante Monstrueuse Parade, célèbre pour ses démêlés avec la censure des studios. Certes, il y a de quoi être surpris de ce que ce cinéaste, touché par la grâce de l’étrange, nous donne à voir. Mais Freaks n’est peut-être que l’aboutissement d’une œuvre cohérente et parfaitement développée, dont le corpus essentiel est constitué par les dix films interprétés par Lon Chaney. Il n’a cessé d’ironiser sur la relativité de la morale, de la normalité ou du bon sens. Dans cet univers de faux-semblants, même la difformité physique peut n’être qu’une apparence… Il lui faudra une distribution assez anonyme mais fantastique pour qu’il retrouve, intact, le dynamisme de son inspiration… »


Structures et constantes du cinéma fantastique

 

browning et les freaks

 

La monstruosité

Le cinéma fantastique s’organise autour de constantes, règles et éléments du genre. Ce qui caractérise le film fantastique, c’est la monstruosité dont l’aspect le plus élémentaire réside dans la hideur physique. Défigurations, mutilations, amputations, malformations en sont les principales composantes. Il existe plusieurs classes de monstres : physiologiques et psychologiques. Le docteur Mabuse ou le meurtrier langien de M. le maudit appartiennent à la deuxième catégorie. Ainsi, tous ces exemples montrent le sens profond qu’adopte le terme « monstruosité ». Par définition, le monstre, c’est celui qui enfreint les lois de la normalité : certains s’écartent des normes de la nature, normes temporelles et spatiales, d’autres s’écartent des normes sociales.

Le cinéma fantastique s’applique à jouer sur ces deux niveaux, proférant au film différents niveaux de lecture, en apportant des variations entre laideur physique et laideur morale, devenant le principal sujet de nombreux films dont Freaks en est un des meilleurs exemples.


Où sont les vrais monstres ?

Les beaux athlètes du cirque Barnum sont inhumains en face des phénomènes dits effrayants. Les thèmes développés dans les films fantastiques entrainent bien souvent une dualité (bonté/méchanceté), projection sentimentale du manichéisme bien/mal, et deviennent ainsi une source d’inspiration classique dans ses multiples confrontations avec l’antinomie beauté/laideur. Le cinéma fantastique s’empare tout naturellement de cette thématique naïve et élémentaire que l’on retrouve également dans le conte de fées.


Quelle est l’attitude du monstre devant sa monstruosité ?

Suivant qu’ils assument ou non leur personnalité, il existe des monstres qui agissent et d’autres qui subissent. Ces derniers sont d’ailleurs représentés en nombre car ils sont devenus les victimes d’une condamnation ou d’une malédiction (découlant parfois d’un châtiment dû à leur conduite). La souffrance du lycanthrope, la tristesse du vampire, personnages qui sont souvent contraints de poursuivre pour survivre, une quête sans répit et sans fin.


Quelle est notre attitude devant le monstre et sa monstruosité ?

La monstruosité peut être une notion péjorative ou laudative (élogieuse) entrainant une complexité des processus possibles de projection et de distanciation.


« La laideur de quasimodo ou du monstre de Frankenstein est inséparable de la solitude opprimée : ils sont comme toutes les victimes de la persécution ».


Quelles formes la monstruosité peut-elle prendre ?

Le monstre est définit comme l’expression de l’a-normal, expression qui se situe par rapport à une normalité : la monstruosité repose toujours sur cette opposition dichotomique (normalité/a-normalité). Ainsi, en découle toute une variété de formes thématiques riches qui se répartissent en constantes dichotomiques chères au genre fantastique,  telles que la vie/la mort, le bien/le mal, l’instinct/la raison, la nature/la science.


Schéma du film fantastique

L’intrusion de l’a-normalité (a privatif exprimant une absence) dans la normalité produit un choc dramatique qui détermine et anime ce schéma constant du fantastique. Cette intrusion peut prendre toutes les formes possibles afin de faire émerger le fantastique dans la narration. Suivant qu’elle soit plus ou moins établie, la normalité prend l’allure d’un ordre qui comporte ses lois, ses normes et ses interdits, qui vont être perturbés, via la transgression, voire l’agression, et qui constitueront par le biais d’un événement impromptu, le point de départ de toute intrigue.

L’anormalité (la monstruosité) n’a de sens que parce que la normalité existe, d’où la nécessité pour le fantastique de situer et de décrire cette normalité, cet ordre établi qui sera par la suite menacé, attaqué et détruit. La nature du choc sera différente selon que cette même normalité sera vécue ou simplement regardée, acceptée ou subie par le spectateur, ce qui déterminera son degré de projection.

 

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Un épisode de « The Twilight Zone » illustre bien cette dichotomie. Dans « Eyes of the Beholder » (Douglas Heyes, USA, 1960), les problèmes de différences subsistent encore dans un monde se déroulant dans le futur. Une jeune femme, belle et séduisante (aux yeux du spectateur), tente une énième fois de retrouver son vrai visage. Devant la réaction terrifiée des médecins (réaction que le spectateur surpris a du mal à s’expliquer). Tout s’explique lorsque le spectateur découvre le visage (jusqu’ici caché) du personnel médical qui apparaît comme étant un groupe de monstres hideux mais pourtant parfaitement normaux dans cette société futuriste. Ici, la beauté a pris des allures d’a-normalité. Le personnage féminin aura un bien piètre sort puisqu’il finira interné avec d’autres personnes ayant la même apparence : illustration du mythe de la caverne de Platon.

 

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L’opposition normalité/a-normalité s’exprime par le contraste ordre/désordre. Plus on nous présente la stabilité d’un monde inflexible, plus grand est le pouvoir dramatique de l’instabilité soudaine. L’a-normalité détruit la normalité, suscitant la peur d’où en découle le fantastique. La peur n’est que « le vertige inévitable de la conscience au bord du vide qui la limite : son incapacité à imaginer l’inimaginable, à concevoir l’inconcevable, qui réside dans la co-existence du possible et de l’impossible ». Le fantastique exige pour cadre, un monde où les lois sont immuables, où l’impossible surgit à l’improviste. Dans le Dracula de Tod Browning, l’aspect le plus fantastique réside dans la partie londonienne du film.

Le fantastique ne peut naître dans un univers féérique, d’où sa coupure avec le merveilleux : l’enchantement et la magie sont les règles de la féérie.


« Fées et lutins, dragons et licornes, sont des éléments imaginaires et donnés comme tels, le réel ne subit de leur part aucune atteinte. Le merveilleux est un ordre que le surnaturel ne peut violer, puisqu’il s’en nourrit. C’est le règne de l’harmonie, alors que le fantastique, irruption insolite de l’imaginaire dans le réel, est celui du scandale, de la déchirure ».


Le fantastique a par conséquent surexploité le folklore entourant le surnaturel qui constitue le terrain de combat incessant entre l’imaginaire et le réel.

Cette articulation du récit commandée par une intrusion mettant en danger un ordre pré-établi ne s’applique pas qu’au domaine du fantastique mais également au cinéma d’aventures, car c’est aussi l’intrusion d’un danger qui déclenche l’aventure. La différence tient à la nature de ce danger : connu, normal, produisant une gamme d’émotion qui va jusqu’à la peur-crainte pour l’aventure : inconnu, a-normal, produisant toutes les nuances de la peur, de l’angoisse à l’épouvante. Le rôle du facteur inconnu est donc un élément primordial du fantastique.


« L’intrusion du monstre fait peser une menace et fait courir un danger, mais on ne sait pas en quoi consiste cette menace, on ne sait donc pas comment s’en défendre. L’ignorance de l’origine, jointe à l’évidence de l’événement, ne font que redoubler la terreur qu’il suscite : la disproportion est écrasante entre le danger en train de se réaliser et les possibilités de défense qui semblent parfois être fautes dérisoires ».


La monstruosité apparaît comme étant toute-puissante où l’ordre menacé s’effrite, se lézarde et finit par s’effondrer. Et c’est quand cet ordre semble perdu qu’au moment ultime, il finit par triompher.

 


Sources :

Dictionnaire du cinéma : Les réalisateurs de Jean Tulard ~ Editions Robert Laffont

Ze Craignos Monsters, le cinéma-bis, du nanar au chef-d’œuvre ~ Jean-Pierre Putters ~1991

Le cinéma fantastique et ses mythologies 1875-1970 ~ Gérard Lenne ~ 1985

Dictionnaire mondial des films ~ Bernard Rapp & Jean-Claude Lamy ~ Septembre 2000


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