Sens et fonction du fantastique

Par opposition à la littérature, le cinéma est un phénomène collectif. Par le biais de cet art, le fantastique a la capacité de tout montrer, dans un monde où tout est possible, utilisant des moyens émotionnels efficaces qui fonctionnent comme une thérapeutique de la conscience, telle une psychanalyse à la porte de tous.

En se conformant au schéma proposé ou imposé par le film, les pulsions inconscientes du spectateur apparaissent à l'écran ; tout ce qu'il n'ose pas faire dans la vie quotidienne prend forme par l'intermédiaire du monstre.

L'originalité du fantastique se situe dans la limite conscient/subconscient et peut faire intervenir des composantes sado-masochistes. Ce déchirement survient car il y a en chacun de nous une part de victime et une part de bourreau...

L'être humain se débat dans une contradiction caractérisée par la dualité sadisme/masochisme qui correspond dans l'enfance à une structure d'opposition ordre/désordre. Ce même conflit prend une forme plus intellectualisée au cours de l'âge adulte : c'est ce que l'on appelle le déchaînement de l'instinct contre la rigidité sociale (le ça contre le sur-moi).

Le fantastique indique une ambiguïté qui se situe entre répulsion et séduction et un rapport antagoniste (plaisir-sécurité, insécurité-refoulement) pouvant tout simplement se définir comme étant de la mauvaise foi.

Le film d’horreur est un conte de fée

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Scream (Wes Craven, 1996, USA)

Synopsis : Casey Becker, une belle adolescente, est seule dans la maison familiale. Elle s'apprête à regarder un film d'horreur, mais le téléphone sonne. Au bout du fil, un serial killer la malmène, et la force à jouer à un jeu terrible : si elle répond mal à ses questions portant sur les films d'horreur, celui-ci tuera son petit ami. Sidney Prescott sait qu'elle est l'une des victimes potentielles du tueur de Woodsboro. Celle-ci ne sait plus à qui faire confiance. Entre Billy, son petit ami, sa meilleure amie Tatum et son frère Dewey, ses copains de classe Stuart et Randy, la journaliste arriviste Gale Weathers et son caméraman Kenny qui traînent tout le temps dans les parages et son père toujours absent, qui se cache derrière le masque du tueur ?

"Scream" signifie littéralement crier, hurler. Ce cri évoqué dans le titre du film n’est pas un cri ordinaire, il est perçant. Le cri d’effroi, celui qui pourrait éventuellement exprimer le mieux l’horreur dont vous êtes témoin…

Rencontre avec Wes Craven


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Extraits

[…] Craven est tout sauf un débutant. Il reste l’un des auteurs les plus attachants du nouveau cinéma américain et sans doute celui qui, avec John Carpenter, a toujours montré une fidélité sans faille au « genre » et à ses lois, réactualisant ainsi l’héritage de John Ford et Howard HawksOn peut même dire qu’il a fondé l’un des "mythes" post-modernes du cinéma populaire, celui de Freddy, ectoplasme d’un tueur d’enfants qui est venu hanter sept fois de suite le calme petit-bourgeois d’Elm Street.

Wes Craven : "Je sais bien que j’ai crée un mythe, encore faut-il préciser qu’il m’a très vite échappé et qu’il est vite devenu une sorte de produit industriel destiné à la sous-culture des adolescents et des enfants ; de mouture en mouture, il devenait de plus en plus « drôle », de moins en moins effrayant…"

L’engagement de Craven dans le cinéma d’épouvante vient, […] d’un fort intérêt pour les documentaires sur la guerre du Viêt-Nam ; c’est dire qu’il a toujours considéré cette mythologie, que d’aucun trouvent pitoyable, comme un moyen de filmer le présent. Il en a donné la preuve dans The People Under the Stairs (Le sous-sol de la peur, 1992, USA) ou dans The Serpent and the Rainbow (L'emprise des Ténèbres, 1988, USA), où ils se servaient de la mythologie gore pour évoquer, sur un mode allégorique, ici l’exploitation des minorités, là les méfaits des dictatures sud-américaines soutenues par les Yankees.

Wes Craven : "Tout ce dont parlent les films d’aujourd’hui est la résultante de ce qui a été crée il y a quinze, peut-être vingt ans. Les jeunes savent que le monde dont ils ont hérité n’est pas le leur, mais qu’ils vont devoir y vivre ; en ce sens les films d’horreur sont des contes de fées modernes."

Avec Scream, Craven pose un regard un peu pervers, à la fois sur cette nouvelle génération qui a été élevée dans le culte de Freddy et des serials killers, et sur l’évolution du genre lui-même.

Ce film d’horreur ne cesse de démonter, de "déconstruire" les stratégies narratives du genre, mais dans le seul but de placer le spectateur à une distance nécessairement critique.

Et une fois installé dans ce qu’il croit être une position confortable, ce spectateur post-moderne redécouvre les mécanismes essentiels de l’horreur et la ressent avec une intensité supplémentaire. Ce qui prouve que l’efficacité, au cinéma, n’est pas l’ennemie de l’intelligence.

Wes Craven : "Pour moi, ce qui compte, c’est que les ados de Scream sont encore des enfants, avec un appétit assez primaire de la vie, une complicité de groupe d’âge…

Mais ils sont aussi déjà des adultes.

Et pourtant, ils sont très vivants, disent ce qu’ils pensent, alors que les adultes tendent plutôt à se retrancher dans les conventions.

Ces personnages sont donc des symboles universels de tout être humain.

En Amérique, les ados font sans cesse de nouvelles expériences et considèrent le futur de manière moins mélancolique, si l’on peut dire ; ils savent exactement de quel univers ils vont hériter, alors que nous, les adultes, c’est mélancoliquement que nous pensons au monde que nous allons leur laisser, quand ce n’est pas tout simplement avec des mensonges…

Il y a davantage de cynisme chez les jeunes, plus de désenchantement, à tel point qu’une histoire comme Scream, qui taille […] dans le vif, en deviendrait presque rafraîchissante.

Quant aux personnages qui meurent, dans le film, ce sont les représentations de façons de penser ou d’agir dont les ados savent instinctivement qu’elles ne fonctionnent pas."

Scream décrit le parcours initiatique d’une lycéenne, menacée par un serial killer qui a déjà tué sa mère.

Comme dans Nightmare on Elm Street, où les adolescents "payaient" pour un lynchage effectué par leurs parents, ou dans Shocker, où un jeune footballeur était poursuivi par un serial killer "plus fort que la mort", qui se réincarnait sans cesse dans les tubes cathodiques, voyageait sur les ondes hertziennes, et qui n’était autre que...

Disons simplement, pour ne pas déflorer le suspense, que le père de l’héroïne est le suspect numéro un. Mais la rupture de ton avec les autres "slashers" (de l’anglais to slash : taillader, balafrer) tient à l’ironie profonde, au regard sans cesse plus décalé que le film pose à la fois sur ses personnages et sur les rebondissements d’un scénario parfaitement écrit.

Dans une scène mémorable, une journaliste qui vise le prix Pulitzer, place une caméra vidéo dans la maison où va se commettre le crime ; elle observe, d’une camionnette de régie, les suspects (qui sont tous des victimes potentielles), mais l’image lui parvient avec un retard de trente secondes.

Le spectateur a donc toujours trente secondes d’avance sur elle, sauf qu’un montage diabolique l’empêche d’en profiter pleinement. Scream ne cesse de se présenter comme une déconstruction des mécanismes du film d’horreur, s’appuie sur une complicité avec un spectateur expert, "censé savoir".

Malgré sa science et sa prescience, le spectateur est plongé dans une horreur d’autant plus palpable qu’elle joue sur les codes précis du genre, et les mythes qui les soutiennent.

Wes Craven : "Dans Scream, que je n’ai pas écrit, il y a beaucoup d’ironie et d’humour, mais en même temps beaucoup de force. […] Surtout en ce qui concerne – disons pour ceux qui n’ont pas vu le film – le tueur. […] La question que je pose (et qui vaut pour le spectateur) est : les gens peuvent-ils trouver dans le meurtre un moyen d’expression ? […]

En un sens, ce que les personnages de Scream tentent de faire, c’est de démolir les mythes crées par la génération précédente ; il faut absolument qu’ils soient responsables de ce qui se passe dans leur propre génération. Dans le monde actuel, on ne sait jamais qui deviendra dangereux ou qui sera "positif". […]

Tous ces modes d’être se concentrent, à la fin, dans le personnage principal de l’héroïne qui les résume tous, ce qui fait qu’elle n’est certainement plus innocente à la fin, même si elle a gardé une forme de pureté."

Le rire et la peur

Le rire et la peur sont deux émotions simples résultants de l'instinct et non de la réflexion. Antagonistes, elles connotent une libération entraînant une possible puissance subversive, déclenchant un mécanisme qui permet de résoudre une situation insupportable.

Ces deux émotions s'entremêlent dans un jeu d'alternance et de simultanéité qu'il faut rechercher dans l'histoire de la représentation. Par exemple, le Grand-Guignol offrait une reconstitution naïve de comique et d'épouvante aujourd'hui exploitée dans les films américains.

Une même situation peut provoquer soit le rire soit la peur ; deux manières différentes d'échapper à une contrainte, deux formes de détentes succédant à une forme d'oppression entraînant un choix de la part du spectateur : participation ou distanciation.

Si Scream analyse avec férocité les codes du genre, il en est aussi une défense et une illustration. Et l’on retrouve la même sincérité, le même plaisir de raconter une histoire et de ne pas être plus intelligent que son public, que dans le dernier avatar des aventures de Freddy (New Nightmare).

C’est un exercice sur la force et les joies de la répétition, et ceux qui verront le film deux fois, constateront que la connaissance des coups de théâtre du scénario renforce encore le plaisir qu’on prend à l’angoisse, ou l’angoisse qui est indissociable du plaisir.

Wes Craven : "Le genre est beaucoup plus riche que ce que la plupart des gens pensent, on est dans la mythologie et le conte ; dans Scream, je traite à la fois de la réalité où nous vivons, mais aussi de son reflet dans les films, la vidéo, à la télévision, dans les médias ; il y a toutes ces couches d’information et de désinformation qui s’accumulent tant les unes sur les autres, que nous avons du mal à distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas. J’aime aussi la discipline que suppose un cinéma qui s’adresse à un grand public, qui n’est peut-être pas cultivé au sens ancien du terme, mais quand même très sophistiqué et intelligent.

Ainsi l’art, en s’adressant à tout le monde, en parlant de ce qui se passe aujourd’hui, parvient à faire passer les thèmes éternels que véhiculent la mythologie et les contes. C’est un défi de faire cela avec esprit et humour, et je ne crois pas que beaucoup de gens en soient capables, peut-être parce qu’ils refusent les films de genre ou qu’ils ne les respectent tout simplement pas."

Il faut en revenir à Wes Craven’s New Nightmare, ce petit chef-d’œuvre où le créateur se réappropriait sa créature, à la fois pour la "sauver" en lui redonnant toute sa puissance, mais aussi pour la tuer.

Dans ces dernières aventures de Freddy, c’était Heather Langenkamp (Nancy), l’adolescente du Nightmare originel, qui revenait, mère de famille, protéger son fils du croquemitaine qui avait fini par envahir sa vie réelle.

Wes Craven : "J’ai fait ce film parce que le genre "épouvante" me semblait complètement épuisé. Ce qui m’intéressait dans le phénomène Freddy, c’était l’effet qu’il avait provoqué, le fait que Freddy fasse désormais partie de nos vies, et la manière dont il les avait à la fois améliorées et compliquées. […] Je m’interroge sur le fait que Freddy a influencé les gens, pour le meilleur et pour le pire, que nous faisons des films d’horreur tout en menant des vies de famille, et sur le fait que les gosses adorent Freddy. Je voulais aussi répondre à la question : Est-ce que faire des films violents pousse les gens et les enfants à devenir violents ? 

 Ma réponse est que tout tient à la façon de conter, aux structures narratives ; dans Wes Craven’s New Nightmare, je montre que rassembler les éléments d’une histoire d’horreur et les structurer en conte est bénéfique à l’esprit humain".

On comprend que, pour Craven, il ne s’agit jamais de démystifier le genre, de le mépriser ou de s’en servir pour faire rire à bon compte. D’ailleurs, le thème de la responsabilité des parents, et même d’une sorte de culpabilité sexuelle, est omniprésent dans son œuvre. La famille n’est jamais le havre de paix où l’on viendrait se réfugier (ou faire une pause), mais le lieu même de l’horreur. C’est toujours en s’affranchissant des liens familiaux ou conjugaux, que les personnages principaux parviennent à échapper à l’horreur.

Cette perte d l’innocence est un rejet de la crédulité, la reconnaissance de cette inquiétante étrangeté qui est consubstantielle à la famille ou au groupe d’origine.

Ce qui va complètement à l’opposé de la morale des films d’horreur en général, où la seule chance de salut est le retour à la normalité (en général présentée sous les atours de la virginité). C’est ainsi que Craven parvient à faire, par le biais du genre, un cinéma beaucoup plus politique que la plupart des cinéastes politiques, et sa critique de la société américaine est, sous bien des aspects, aussi implacable que celle des frères Coen ou de Scorsese. Ce qui ne l’empêche pas de considérer les phénomènes qu’il a suscités avec détachement et humour.

Wes Craven : "Quand j’ai proposé à Heather Langenkamp de faire Freddy 7, elle m’a confié qu’elle était harcelée par un fan qui avait même tenté de la tuer. Je me suis senti coupable et j’ai tout de suite pensé à un fan de Freddy. Mais en fait, c’était un fan de feuilleton télé mièvre et très familial dans lequel elle a joué. […] Il n’est pas étonnant qu’en vingt-cinq ans, personne n’ait jamais fondé une secte à partir de l’un de mes films. […] Mais si cela arrivait, je dirais que c’est statistiquement insignifiant. Les nouvelles sectes, comme Heaven’s Gate, sont post-modernes en ce qu’elles reflètent les bizarreries de la vie ; elles prouvent que la science ne répond pas aux questions des gens, aussi folles soient-elles, et qu’il y a toujours un besoin d’irrationnel. J’ai lu un livre qui s’appelle Hystory et qui démontre que, dans les fins de siècle, les récits hystériques prolifèrent : le mesmérisme, les procès en sorcellerie, la neurasthénie et l’hystérie. […] Aujourd’hui, il y a les enlèvements par des extra-terrestres, les cultes démoniaques. […] Dans l’art aussi, on sent une grande interrogation sur ce que sera le siècle à venir.[…]

Les adeptes de Heaven’s Gate ont transposé métaphoriquement cette interrogation dans les étoiles, les comètes, en s’appuyant sur le folklore des séries télévisées de science-fiction tout public comme Startrek."

Une étude sur les médias, et en particulier la télévision, dans les films de Craven mériterait de voir le jour. On s’apercevrait d’ailleurs que l’hostilité des cinéastes américains envers la télévision est à la fois plus profonde et plus "objective" qu’en France.

D’ailleurs Craven dénie toute vertu spectaculaire aux petits écrans :

Wes Craven : "La plupart des films sur l’informatique et la réalité virtuelle n’ont aucun intérêt.[…] mais c’est avant tout parce que visuellement l’écran de l’ordinateur est d’une pauvreté affligeante."

Wes Craven a commencé au cinéma en montrant des documentaires. Comment se fait-il que cet intellectuel se soit, jusqu’à présent, concentré sur un fantastique contemporain, très éloigné - au moins formellement - de certaines de ses préoccupations ?

Wes Craven : "J’ai toujours voulu faire des films "réalistes", mais j’ai dû en passer par ma période "mythologique", qui m’a énormément appris. Mon prochain film (après avoir tourné la suite de Scream), sera un film totalement réaliste, un film de fiction adapté d’un documentaire sur la vie d’un maître d’école. J’aime qu’un film ait de multiples niveaux d’interprétation, mais qu’il garde une loyauté envers les exigences du public. Si l’on peut me créditer de quelque chose, dans le cinéma actuel, cela tourne autour de l’idée de strates de réalité. J’ai essayé d’explorer d’autres façons de penser et d’exister qui font partie des rêves et des fantasmes. Une façon de parler de mythologie à une époque où le public a perdu des repères de la culture classique."

Dans Les griffes de la nuit, des adolescents refusaient de dormir pour ne pas devoir affronter leurs cauchemars. Craven avait d’ailleurs trouvé cette anecdote dans un article de presse. Si comme il l’affirme, cette fin de millénaire confirme que les gens ont toujours besoin d’un "ailleurs", c’est sans doute parce que, comme il l’a si bien illustré dans ses œuvres, c’est le familier qui est épouvantable.

C’est exactement ce que sont les films de Wes Craven : un ailleurs très familier où l’on s’échappe uniquement pour en réchapper, irrésistiblement attiré par ce qui nous effraye, avec l’ardent désir de succomber à un plaisir phobique.

A suivre...

 

Sources :

Wikipedia, l’encyclopédie libre

Fantastique et Science-Fiction au cinéma d’Alain Pelosato (1999)

Le cinéma fantastique et ses mythologies (1895-1970) de Gérard Lenne (dernière édition 1985)

Rencontre avec Wes Craven – Le film d’horreur est un conte de fée - de Serge Grünberg (extraits)



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