THEORIE ET CONCEPT : QU’EST-CE QUE LE NEOREALISME ?

Le besoin de vérité constitue une modernité

Il apparaît clairement à l’issue de l’étude de certaines œuvres que le néoréalisme est le produit de vingt ans d’oppression, de mensonges, de rhétorique nationaliste et belliciste, d’autarcie culturelle imposés par le fascisme mussolinien. C’est le résultat des détresses, des horreurs et humiliations de la guerre, de l’occupation nazie et de cette « autre occupation » que firent subir les alliés au peuple italien. Il est également le produit de l’esprit de la Résistance, combattant pour le présent et encore plus pour un futur.

Le besoin de vérité semble apparaître vital pour ceux qui ont faim de savoir et de compréhension de soi et des autres.

Le jour de la destitution de Mussolini (le 25 juillet 1943), Zavattini imagine un film qui confronte deux périodes : 1933/1943.

Au cinéma, le néoréalisme fustige la passivité, le pharisaïsme bourgeois, l’indifférence à autrui, les cécités hypocrites ainsi que la pesanteur sociologique. Le mouvement porte son attention sur les exploités, les humiliés, les offensés, dénonce les aliénations, tout en illustrant la grandeur et l’héroïsme, puisés au plus profond de la simplicité, la générosité et le silence.

« Roma città aperta » laisse entrevoir ce que pourrait être la structure quotidienne du peuple italien. Le but était de se rallier aux rapports simples et éternels : la solidarité, la famille, le droit, le plaisir de vivre.

Le néoréalisme remettait en avant un humanisme réel nécessairement démocratique et civique. L’exigence de vérité, de réalité, de présence dans la cité des hommes, inspire une condamnation obstinée du cinéma de l’illusion, de l’évasion, de l’usine de rêves.

Filmer le quotidien et le familier, constitué d’un nouveau contenu que le cinéma devait à la réalité de son temps, engendrant spontanément un style spécifique.

Selon Barthélémy Amengual, « le néoréalisme s’intéresse à l’ordinaire et s’attache à reconnaître la singularité du banal et de la banalité de (dans) l’exceptionnel ». Si la réalité est riche et toujours neuve, il faut savoir la regarder, et si dans sa multiplicité des actions, elle élabore ses propres histoires, il doit être possible de faire coïncider sur l’écran, spectacle et réalité.

Zavattini soutient que « la vraie tentative n’est pas celle d’inventer une histoire qui ressemble à la réalité mais de raconter une réalité comme si elle était une histoire. Il faut que la distance entre vie et spectacle soit nulle ».

Selon Michel Serceau, le néoréalisme a effectué des choix en fonction du contexte socio-historique et de ses visées idéologiques.

En tant que mouvement, le néoréalisme cinématographique est né de circonstances historiques. Le néoréalisme relève de l’histoire des idées, de l’histoire de l’art et de l’histoire des formes littéraires, auxquelles est lié depuis toujours le cinéma narratif et fictionnel.

Les rapports entre néoréalisme et littérature soulèvent tous les problèmes liés au récit. Le rapport, explicite et implicite, au mélodrame est un des traits qui distingue le néoréalisme cinématographique et le néoréalisme littéraire, ce dernier se distinguant davantage d’une tradition populaire.

Dans sa constante recherche perfectionniste pour un idéal néoréaliste cinématographique, Zavattini prophétise la coupure avec le cinéma narratif, avec toute référence ainsi qu’analogie littéraire. Zavattini milite « pour un autre et un nouveau cinéma, contre une culture minoritaire, contre la médiation qu’introduit le style en littérature, dans la perspective d’une fin, non seulement du spectacle mais de l’art ». Il y voit un moyen de réduire au minimum l’espace qui sépare le récepteur de l’émetteur ».


Une expérience du cinéma social

Georges Sadoul souligne que le néoréalisme italien constitue depuis 1945 un phénomène essentiel du cinéma mondial. Dans « Il cinema italiano », Carlo Lizzani ; réalisateur (« Achtung ! Bandit ! », 1951 et « La Chronique des amants pauvres », 1954), acteur, scénariste (« Riz amer » de Giuseppe De Santis, 1949 et « Allemagne année zéro » de Roberto Rossellini, 1948) et producteur de cinéma ; démontre que le mouvement n’est pas d’une génération spontanée mais qu’il a été préparé par toute l’histoire antérieure du cinéma italien liée clairement à l’évolution du pays.

Il s’agit d’un cinéma brillant, étouffé par vingt ans de fascisme, tant et si bien que la lutte pour la renaissance d’un art cinématographique authentique sera inséparable du combat politique contre le régime de Mussolini. La principale idée de ce mouvement est « descendre dans la rue ». L’idée de base est que la vie quotidienne doit être filmée au présent, filmer une réalité humaine et sociale contemporaine avec le refus de la dramatisation arbitraire, du lyrisme et du comédien.


Le militantisme extrémiste de Cesare Zavattini

Dans son article « Qu’est-ce que le néoréalisme ? », Barthélémy Amengual définit le néoréalisme italien comme étant un cinéma engagé et contestataire, dont l’influence pourrait trouver sa source dans le « kiné-glaz » (ciné-œil) et le « kiné-pravda » (ciné-vérité) de l’école soviétique et dont le style se compose de films-enquêtes, films-filatures, cinéma-vérité, qui témoignent d’un présent et d’une réalité. D’après Amengual, Zavattini semble être le cinéaste qui s’est le plus engagé dans le mouvement, car sa position civique et morale paraissait être celle qui rendait le mieux compte du néoréalisme.

Zavattini considère le néoréalisme de l’époque comme un compromis et le cinéaste semble être très extrême dans sa façon d’aborder le néoréalisme. Il refuse le compromis d’un cinéma « d’ordre traditionnel de l’affabulation cinématographique » au bénéfice d’un cinéma témoignant du réel et de l’historique. L’image est considérée comme un témoignage visuel et par conséquent il est donc nécessaire de conserver les caractères de la réalité afin de la conserver.

Zavattini écrivit : « Tous les films du néoréalisme étaient comme accordés par un sentiment commun. Il s’agissait de la manifestation irrépressible et nécessaire du sentiment historique de notre réalité populaire et nationale, la démonstration qu’il était possible par le moyen du langage du film de pénétrer dans l’intime d’une société, d’une province, d’une conscience ».

Zavattini dit du néoréalisme que c’est une tendance où les artistes qui s’estiment, s’ignorent, s’apprécient ou se détestent, sont pris historiquement dans un mouvement rénovateur.

« Le néoréalisme est le fruit d’un moment historique exceptionnel, vécu par ses protagonistes dans toutes ses dimensions exceptionnelles ».

André Bazin nommera le mouvement telle « l’école italienne de la Libération ».

Zavattini, cinéaste et agitateur culturel ne retient que la théorie d’un réalisme extrémiste, documentaire, très influencé par le « kiné-pravda » de Dziga Vertov (1924). Pour Zavattini le néoréalisme constitue une expérimentation cinématographique, au sein de laquelle se mêlaient raison et excès, fiction et anti-fiction, fable et document. Le cinéaste définit le néoréalisme comme un mouvement mais également comme un collectif créateur.


Luchino Visconti et l’importance de la dimension sociale

« Ossessione » (« Les amants diaboliques », 1943) de Luchino Visconti constitue l’œuvre la plus retentissante du cinéma italien d’opposition.

Intellectuels et couches populaires se réunissent pour la première fois dans le but de rénover la société italienne, et c’est ce moment privilégié que Rossellini a réussit à saisir dans ses deux premiers longs métrages, par sa volonté débridée d’adhérer « sensuellement » à la brûlante réalité italienne ».

Au départ, le mouvement commence par quelques films de guerre et de résistance mais les cinéastes ont vite « le souci d’une appréhension globale de la réalité italienne, essayant de mobiliser l’opinion sur les problèmes les plus urgents de l’après-guerre : la réforme agraire, la question méridionale, le banditisme, le sous-emploi, la situation des fonctionnaires, la condition des femmes et plus généralement l’absence de perspectives dans une économie en faible essor ».

Roland Schneider procède à une analyse méticuleuse de l’œuvre de Luchino Visconti, « Ossessione », film réalisé en 1943, en mettant en évidence une taxinomie précise, ce qui permet de déduire que l’œuvre apparaît comme l’acte de naissance du néoréalisme italien. Le film de Visconti est une adaptation du roman policier américain de James Cain, « Le facteur sonne toujours deux fois » (« The Postman always rings twice », 1934) et son œuvre est fortement influencé par les images de Jean Renoir ainsi que par le réalisme français. Le film se démarque du cinéma de l’époque fasciste en rompant radicalement avec les règles du cinéma dominant.

Sur le plan socio-politique, l’Italie est un pays fasciste et populiste, catholique, constitué par la bourgeoisie bien pensante. C’est durant la deuxième guerre mondiale, que le néoréalisme fait son apparition et se positionne dès le départ tel un mouvement allant à l’encontre du réalisme populiste des années 1930, que l’on retrouvait notamment en France et en Allemagne. Depuis les « téléphones blancs », films de propagande, le cinéma italien s’était perdu dans le conformisme et dans la grandiloquence du souvenir impérialiste de la Rome Antique.

« Ossessione » raconte une histoire d’amour passionnelle, le cinéaste propose pour la première fois une dénonciation sociale toujours occultée par le fascisme. A travers ce film, Visconti se revendique le disciple et l’héritier de Jean Renoir.

Dans le fond, comme dans la forme, le film est influencé par le réalisme français d’avant-guerre. Il retranscrit une esthétique spécifique par la recherche d’une stylistique, par le raffinement plastique de l’image ainsi que par la complaisance des détails.

Sur le plan culturel et littéraire, durant la période fasciste, la référence à la littérature américaine constituait un recours polémique et traduisait une résistance idéologique. C’est ainsi que l’intelligentsia italienne traduisait son refus du fascisme. Dans l’avant-garde littéraire, ce parti pris esthétique et philosophique prenait la dimension d’un mythe, dont l’importance politique devint vite évidente.

La revue « Cinema » était notamment fréquentée par une avant-garde non conformiste et souvent communiste. C’est dans ce contexte socio-politico-culturel qu’un nouveau réalisme s’élabora et put émerger, au sein du Centre Expérimental d’Umberto Barbaro et de la revue « Bianco e nero ».

Le film de Visconti privilégie la dimension sociale dans un monde étouffé par le conformisme fasciste. L’originalité de l’œuvre réside dans l’association de la thématique américaine, du langage français et des personnages italiens, qui engendre un éclatement du provincialisme étriqué.

Le réalisateur adapte le langage classique à des fins critiques, en introduisant la lucidité allusive et symbolique de la poésie dans un univers très concret. Autour d’un vérisme naturaliste, les aspirations de l’avant-garde, lassée du « verbiage tapageur » du fascisme, rejoignent les tendances formalistes.

L’histoire du cinéma a consacré « Ossessione » pour son réalisme, pour la nouveauté d’une thématique en rupture avec certains interdits moraux.

L’aspect esthétique du film est en apparence formel grâce aux plans-séquences qui dévoilent le cadre avec précision. L’expressionisme se manifeste à travers les gros plans des visages. Ce qui est résolument novateur, c’est le réalisme social des scènes de foule ainsi que les images d’objets de la vie quotidienne.


Antonioni et le cinéma documentaire

Dans son article « Antonioni, l’expérience documentaire », Giogio Tinazzi propose d’étudier de plus près le film « Gente del Po » (« Les gens du Pô »), réalisé en 1943.

En janvier 1937, Antonioni écrit un article sur le documentaire, publié dans la revue « Corriere padano », au sein de laquelle il exerçait en qualité de critique cinématographique.

« Le documentaire exige du réalisateur qui s’y adonne une expérience particulière et une personnalité spécifique. Toute vision de notre vie et de notre environnement peut en effet au moyen du documentaire révéler des secrets insoupçonnés : la réalité, en somme, la réalité nue saisie dans son essence intime ».

Dans un autre article, « Per un film sul fiurme Po », Antonioni relate l’authenticité des habitants d’un village situé près du Pô. Il conclut son article en édictant certaines règles cinématographiques, pas encore clairement définies, en axant son regard sur les décors naturels (le fleuve Pô devient un personnage à part entière), tout en évitant les stéréotypes et les clichés issus du folklore. Ainsi, le cinéaste souhaite capter à travers sa caméra un ensemble d’éléments moraux et psychologiques qui réveillerait l’intérêt, « un film où l’intelligence l’emporterait sur les exigences commerciales ».

De la même façon, Giuseppe De Santis confirme l’importance du paysage pour la définition du personnage, dans son article intitulé « Per un paesaggio italiano » (« Pour un paysage italien »).

« Le cinéma a un besoin toujours plus fort d’utiliser un tel élément qui se révèle certainement comme le plus apte à s’imposer immédiatement aux yeux du spectateur, lequel, avant tout, veut « voir ».

« Gente del Po » est un film qui va à l’encontre du folklorisme conventionnel de l’époque. Antonioni trouve au sein du documentaire, une possible richesse expressive. Le cinéaste porte son attention sur la force révélatrice de l’image, tout en s’interrogeant sur le risque impliquant le mélange de la réalité et de la fiction. Il précise qu’il faut avant tout savoir doser avec précision l’équilibre entre événement et document.

Dans « Gente del Po », Antonioni s’intéresse à la mise en scène de ce paysage « pauvre » mais porteur de signification. Tel un espace dilaté au sein duquel l’homme (le personnage) prend un relief particulier. Bazin parlait de ce fameux paysage comme « un paysage qui se fait écouter ».

Le film décrit un paysage, « sans détails envahissants mais comportant une multitude de signes sociaux », parce qu’enrichit par les personnages qui s’y meuvent et qui l’animent. Ces comportements quotidiens constituent un caractère commun qui définira, par la suite, le néoréalisme.

Antonioni envisage son film telle une enquête sur la vie des pêcheurs et sur certains métiers, sur la journée des gens à l’intérieur de la cour d’une maison, ou dans une rue prise « comme théâtre de la vie humaine ».

Dans un désir d’adhérer aux choses et aux événements, ce qui pourrait également être le constat de signes venant confirmer la forme de l’esthétique du néoréalisme, Antonioni reste attentif au monde du travail et à la fatigue quotidienne, comme à la description d’un authentique rapport aux lieux réels.

Ainsi, ce qui intéresse le plus Antonioni, ce sont les différentes possibilités d’observation. Pour cela, le cinéaste se fixe l’objectif de filmer les traits essentiels du rapport entre l’homme et ce qui l’entoure. La mise en place des personnages constitue également un des éléments prépondérants du cinéma à venir. Les lieux constituent non seulement une donnée concrète mais également un stimulu visuel, un jeu de lignes, de lumière et d’espace.

Grâce au documentaire, Antonioni montre son refus pour un type de récit qui s’articulerait sur l’enchaînement des rapports de cause à effet. Il s’agit plutôt pour lui de prises de vue détachées, isolées, « de scènes qui n’auraient aucun lien entre elles mais qui communiqueraient simplement une idée plus immédiate de ce qu’il faut exprimer et de la substance même de documentaire ».

Le documentaire d’Antonioni révèle toute la fascination que possède le cinéaste pour l’image, de sa force tout à la fois révélatrice et évocatrice.

« Gente del Po » permet de définir l’attitude d’Antonioni face au néoréalisme. Sa propre interprétation d’une esthétique cinématographique émergeante dans l’immédiateté.


Rossellini et le réalisme dépouillé

Selon Raymond Borde et André Bouissy, la guerre a été la clef de voûte du néoréalisme et les cinéastes ont essayé chacun à leur manière, de transposer dans le cinéma cette émotion grandiose.

Rossellini était la preuve vivante de la « force des événements », grâce à son premier film « Rome ville ouverte » (« Roma città aperta », 1945). C’est alors que sont mises à jour, une philosophie de l’histoire et une morale de la réalité qui déterminent une réflexion esthétique.

La chute du fascisme et les désastres de la guerre ainsi que la destruction du potentiel technique du cinéma italien, imposent une esthétique de la pauvreté (petits budgets, décors réels, comédiens improvisés).


Rome ville ouverte

Dans « Rome ville ouverte », l’actrice Anna Magnani imposa un nouveau style de tragédie. Dans le film, elle incarnait une femme du peuple, descendue dans la rue pour combattre. Le scénario de ce film avait été littéralement dicté à Rossellini et à Sergio Amidei par un chef de la Résistance, qui leur raconta au jour le jour, les combats secrets préparant la Libération. Rossellini réalisa sans autorisation et sans capitaux, un film reconstitué sur les lieux mêmes de l’action, dont « l’authenticité, le modernisme, la « contemporanéité » crevèrent l’écran ».

L’énorme succès international du film imposa le néo-réalisme et le cinéma italien dans le monde entier.

« Rome ville ouverte » fut un succès car le film témoignait du dépouillement de la forme ainsi que l’absence apparente d’effets auxquels les gens, fut dans un premier temps sensibles.

Les cinéastes furent néoréalistes pour diverses raisons : pour transformer le monde, mobiliser le prolétariat, hâter une révolution mais également pour réveiller le sens de l’humain.


Paisà

Avec « Paisà », Rossellini refusa, studio, costume, maquillage, acteurs et scénario. Avec Amidei et le jeune journaliste Federico Fellini, Rossellini réalisa six nouvelles cinématographiques, fruit d’une enquête menée par les trois collaborateurs. Il était question de reconstituer devant la caméra un épisode jadis vécu en mettant en scène partisans, moines, GI, femmes du peuple, les casernes, les couvents et la rue. La méthode n’excluait ni la recherche, ni l’élaboration.

« Paisà » fut le film le plus coûteux de l’année 1946. Malgré la pauvreté apparente, Georges Sadoul explique qu’il serait absurde d’expliquer la naissance du néo-réalisme par le dénuement qui régnait alors dans le pays.

« Le mépris de la belle « photographie » y fut un raffinement suprême, la création d’un nouveau style, bientôt imité partout ».

Le film « Paisà », montrant six étapes de la progression alliée, était considéré comme une protestation déchirante, un réquisitoire contre les malheurs de la guerre, une accusation contre les généraux qui laissèrent massacrer leurs propres hommes et les partisans dans les marécages. Le film diffuse une âme populaire qui dépasse la chronique et atteint un ton épique.


Allemagne année zéro

Avec ce film, la méthode du reportage lyrique montra ses limites, car Rossellini ne réussit pas à exprimer le désarroi de Berlin en 1946. Le film reste le témoignage d’un étranger sur une ville et une époque.

Le néoréalisme italien  apparaît donc comme une « interrogation fondamentale de l’homme face à sa condition ».

En cela, « Le Voleur de bicyclette » (« Ladri di biciclette », 1948) de Vittorio De Sica va dans le sens du dépouillement extrême. Constater la misère, l’indifférence, l’immense inertie de la pesée sociale sur l’individu, n’est-ce pas déjà le dénoncer ?

Selon Patrice G. Hovald (« Le néoréalisme italien et ses créateurs », Edition du Cerf, 1959), « Rossellini regarde alors que Fellini surréalise en visionnaire qui connaît les pouvoirs de l’insolite », si bien que si ses sujets et personnages s’ancrent profondément dans la réalité quotidienne, Fellini n’accepte pas de limiter le néoréalisme à l’étude de l’être social sans prendre en compte son aspect « divin » qui s’exprime souvent dans « ces lieux de vent et d’abandon où la créature à l’épreuve est en douleur ».


Fellini et la mise en scène d’un réalisme spectaculaire

Dès les premiers films de Fellini, ce n’est pas seulement le spectacle qui tend à déborder sur le réel, c’est le quotidien qui ne cesse de s’organiser en spectacle ambulant, et les enchaînements sensori-moteurs qui font place à une succession de variétés soumises à leurs propres lois de passage.

Dans son étude cinématographique, Barthélémy Amengual dégage une formule qui vaut pour la moitié de l’œuvre du cinéaste : « Le réel se fait spectacle ou spectaculaire, et fascine pour de vrai. […] Le quotidien est identifié au spectaculaire. […] Fellini atteint à la confusion souhaitée du réel et du spectacle », en niant l’hétérogénéité des deux mondes, en effaçant non seulement en distance, mais la distinction du spectateur avec le spectacle (Cf. Du spectacle au spectaculaire).

Le goût de Fellini pour le dessin le conduit à une maîtrise de l’esquisse caricaturale grâce à laquelle, il crée en 1937, avec un ami, Demos Bonini, une « boutique du portrait », appelée « Febo », d’après les initiales de leurs fondateurs. En 1944, ouverture à Rome du « The Funny Face Shop », surtout fréquenté par les soldats américains qui se laissent caricaturer ou photographier. Fellini n’abandonnera jamais ce travail autour du dessin et de la caricature qui lui permettra de donner forme et de constituer les vrais scénarios de ses films, plus proches du story-board que du texte transcrit.

A Rimini, il collabore ponctuellement avec des journaux humoristiques ou satiriques, dont « La Domenica del Corriere », « Il 420 », et « L’Avventuroso », en faisant des dessins surtout destinés aux enfants.

En 1939, Fellini entame sa carrière de journaliste à Rome. Il écrit d’abord pour des hebdomadaires liés au monde du spectacle, aussi bien sur le théâtre que sur le cinéma (« Rugantino », « Cineillustrato », « Cinemagazzino » et « Il Piccolo »).

En collaborant avec le journal humoristique le plus célèbre, « Marc’Aurelio », Fellini met en place de véritables séries de motifs satiriques, d’humeur, plus encore que d’humour : « leur « esprit d’ironie systématique », qui est une importante source populaire d’inspiration comique, finit par recouper un certain anarchisme emprunté à la culture familiale, capable d’ouvrir sur « un ailleurs » où se réfugier pour fuir le langage totalitaire et ordinaire imposé par la dictature fasciste. C’est de là que vient chez Fellini un humour ouvert à l’émerveillement, dont on sent qu’il opère aussi à l’intérieur de scénarios écrits pour d’autres, Rossellini par exemple, et qui résiste même dans les films les plus sombres, prêt à saisir le côté paradoxal des choses ».

Dessin caricatural et écriture marquent tout de suite, une attitude, une distance, vis-à-vis de la transposition cinématographique du néoréalisme. Le propos n’est nullement de s’investir dans une situation conflictuelle vis-à-vis du réalisme, et pas davantage d’œuvrer au sein d’une problématique qui tend souvent à une résolution manichéiste de l’ensemble des questions que ne cessent de soulever le réalisme et ses enjeux ; ni même, comme on a pu le penser, d’adhérer à quelques avatars du pirandellisme.

Le terme « pandellisme » regroupe une multitude d’idées plutôt vagues, que l’on peut résumer en quelques mots : humour, logique déréglée, manie gratuite de raisonner, thèmes particuliers tels que la comédie sociale, le théâtre, la force de l’inconscient et la folie, l’absurde. Cette accumulation mêle ce qui est justifié et ce qui ne l’est pas. C’est Luigi Pirandello (1867-1936) qui a fait la théorie de ce qu’il a appelé l’humorisme, défini comme le « sentiment du contraire » comme la reconnaissance, à la fois comique et douloureuse, de ce qui devrait être là où l’on rencontre, justement, le contraire (une vieille femme outrageusement maquillée alors qu’elle devrait être dignement effacée, par exemple).

L’humorisme n’est pas dans l’objet, mais dans le sujet. De là naît l’importance des personnages de « raisonneurs », commentateurs, meneurs de jeu, metteurs en scène au sens propre et au sens figuré, qui sont la conscience de l’œuvre, comme celle de l’auteur au travail dans le micro-univers qu’il est en train de créer. La passion du raisonnement n’est que le revers de la folie qui guette la conscience si elle se penche sur elle-même et découvre qu’elle n’est que le centre creux où se croisent les projets des autres).

Le pirandellisme implique une analyse apparemment « ouverte » des réalités qui nous informent, souvent résolue à travers l’humorisme ou l’ironie froidement négativiste. La question est d’abord celle d’une confrontation directe avec l’immédiateté poétique et technique souhaitée par le néoréalisme.

D’une part parce que l’apprentissage de Fellini se fait à travers Rossellini et en partie à travers Cesare Zavattini, ce dernier apporta, dans une culture qui se veut populaire, l’élan d’un nouveau genre d’humour intimiste veiné d’ironie surréaliste et d’une grande sensibilité aux phénomènes sociaux.

D’autre part, en raison d’une pression culturelle, idéologique et politique inhérente au néoréalisme, avec laquelle il faut, à cette époque, régler ses comptes. Cette pression détermine les champs de force et d’imposition contre tout ce qui risquerait de s’écarter d’une élaboration étroitement surveillée, comme le fut souvent celle du néoréalisme, jusque dans des territoires non italiens. Il s’agit plus précisément de minorer l’école néoréaliste elle-même, jugée trop « publicitaire » et catégorique, ce que Rossellini n’a d’ailleurs pas hésité à faire ; de minorer le néoréalisme à travers des lignes de fuite qui vont dessiner dans la réalisation poétique de Fellini.

Ces lignes de fuite se constituent en leitmotiv qui revient dans l’œuvre pour en scander des visibilités, des fonctionnements, des glissements, des repérages nouveaux. Elles se rassemblent dans la mise en forme de que l’on pourrait appeler des « traits » : traits d’esprit, traits de caractère, de réflexion sociale et politique, dont certains commencent à signifier, grâce au don de précurseur de Fellini, la toute proche perversion du cinéma italien vers ce que l’on nommera plus tard « la comédie à l’italienne ». Ces traits étaient déjà des formes d’esprit particulier de la culture italienne et Fellini, d’une façon différente et avant d’autres, a su les laisser surgir et les montrer.

Les premiers rapports de Fellini avec le cinéma remontent à la mobilisation des humoristes du « Marc’Aurelio » pour la création de gags destinés aux films comiques piémontais. Fellini a soutenu qu’il avait débuté comme « nègre », c’est-à-dire, comme collaborateur occulte de Cesare Zavattini. Puis, il collabore avec Piero Tellini à l’écriture d’une dizaine de films. L’histoire de Fellini scénariste ne débute réellement qu’avec le théâtre de « varietà » et la rencontre, en 1939, avec Aldo Fabrizi (acteur comique le plus populaire à l’époque). Les deux compères élaborent des gags rassemblés sous le titre « Ci avete fatto caso ? » (« L’avez-vous remarqué ? »). L’actualité y est évoquée de façon comico-critique et constitue l’un des numéros obligés des acteurs d’ « avanspettacolo ».

Quelles que soient les restrictions qu’il y apportera par la suite, la première partie du travail de Fellini, de « Les Feux du Music Hall » (« Luci del Varietà », 1950) à « Les Nuits de Cabiria », (« Le Notti di Cabiria » 1957), s’inscrit dans les attentes du néoréalisme. Il s’agit bien du néoréalisme italien, historique, engagé, qui a revêtu, depuis « Rome ville ouverte » et « Paisà », un caractère fortement politisé, marquant une vision du monde faite de  résistances à une histoire achevée du fascisme et de ses collaborations. Le mérite de Rossellini n’est pas simplement d’avoir su le premier opérer cette cassure, mais d’avoir pris les mesures nécessaires pour réaliser un nouveau cinéma auquel vont adhérer et se former plusieurs cinéastes. Ce qui engendrera la mise en place d’options méthodiques concernant le travail de la mise en scène qui, par le biais de la fiction, rendra compte d’un événement du réel : il ne s’agit pas tant de filmer les choses comme elles sont censées apparaître, mais de les faire advenir en les organisant en une action.

Ce que, dans la simplicité de la scène décrite Fellini perçoit, c’est le pragmatisme forcené du travail de Rossellini, qui provoque le surgissement nécessaire d’un effet particulier du réel : non pas sa déformation, mais sa constitution, son enchaînement, sa description, sa mise en forme à partir du minimum d’ « objectivité » dont la réalité permet de disposer, essayant d’en tirer ensuite toute la puissance du récit narratif.

D’un point de vue technique, Rossellini repère les capacités mécaniques inhérentes à la situation qu’il est en train de filmer et qui la transforment en un récit spécifique de filmage.

Dans cet exemple, il y a déjà comme le noyau de la réalité d’un milieu, qui pourrait tout aussi bien être social, raconté par le biais d’individualités isolées et singulières, de fragments de « l’humain » qui se rassemblent en intentions sociales, où la force et la puissance résultent d’un débat dans lequel l’individu affronte les aspects négatifs des situations.

Rossellini décrit une nouvelle manière de tourner et détermine une nouvelle catégorie, une catégorie de la nécessité, un mode nouveau de fonctionnement et de pertinence.

Fellini n’est au départ que l’un des rouages importants de l’appareil du néoréalisme rossellinien. L’échange qui s’élabore entre les deux cinéastes sur le mode de l’apprentissage devient fondamental : Comment tourner un film ? Comment le film se fait lui-même ? Quel est l’apport réel du metteur en scène ? Comment faire fonctionner cette machinerie qui implique une violence administrative.

Les témoignages de Fellini concernant celui qui ne fut pas son maître à penser, mais qui lui permit d’appréhender une manière d’affronter le problème de la constitution d’un film, sont repris dans tous ses entretiens et ne diffèrent guère les uns des autres.

Dans « Fare un film » écrit par Federico Fellini, on peut se rendre compte qu’il est impossible de raconter ce qui se passe tant que l’on reste extérieur à la matière de l’acte de création, et que les savoirs acquis ne fonctionnent qu’à partir d’un moment où l’on met en relation avec cette action, comme un souvenir qui revient en mémoire.

Fellini n’aborde pas le cinéma par le biais de la mise en scène, mais par l’intermédiaire d’une activité qui occupe déjà une place importante dans sa vie, l’écriture sous diverses formes, à laquelle s’ajoute le dessin. Fellini traverse trois dimensions très différentes les unes des autres, qui convergent dans le travail auquel il se soumet : la photographie, le dessin caricatural, l’écriture de saynètes pour l’un des journaux satyriques les plus en vogue de cette époque, le « Marc’Aurelio », où il tient le métier occasionnel de journaliste pour diverses revues dans lesquelles il anime la rubrique des spectacles.

C’est donc en tant que scénariste qu’il accède au cinéma, avec Amidei, dans « Rome ville ouverte » et dans « Paisà », où il fut également assistant à la mise en scène sur ces deux films. C’est également sous l’influence de Rossellini qu’il élaborera une manière propre de transcrire les scénarios.


Contexte religieux et politique : les adversaires du néoréalisme

Les cinéastes néoréalistes sont regroupés selon trois tendances :

Chrétienne : Rossellini, De Sica, Fellini

Marxiste : Vergano, De Santis, Visconti, Lattuada, Lizzani, Germi

Agnostique : Blasetti, Zampa, Castellani

Selon les concepts néoréalistes, « l‘artiste doit partir non de l’art mais de la vie », il doit participer aux événements collectifs et non se contenter de les représenter. Le néoréalisme se conçoit comme « un cinéma utile à l’homme ».

Sur le plan économique, entre 1945 et 1955, la demande des films a considérablement augmenté et en dix ans la fréquentation des salles a doublé, faisant du cinéma la forme de distraction la plus populaire de l’Italie.

Le néoréalisme suscita de nombreux débats au sein des cercles dirigeants ainsi que parmi les intellectuels, ce qui lui vaudra très tôt être l’objet de conflits politiques.

L’Eglise catholique fut dès le début hostile au mouvement. Mais la censure chrétienne semble ne pas avoir exercé une influence notable. Les censeurs catholiques souhaitaient faire interdire non seulement les films américains, dont ils appréciaient la qualité technique, le conservatisme et l’esprit libéral mais qu’ils jugeaient beaucoup trop osés. L’Eglise pouvait compter  sur l’appui du gouvernement, qui se bornait à actualiser la législation fasciste.

Les militants du parti communiste italien constituaient l’opposition au régime et les œuvres néoréalistes fournissaient une excellente occasion de dénoncer « l’égocentrisme, les superstitions culturelles et l’enseignement purement académique ».

A posteriori, le parti communiste apparaît comme un fervent allié du néoréalisme. En 1955, au cours d’une campagne pour la défense du cinéma italien, « L’Unità », organe officiel du parti écrivit qu’Hollywood et les dirigeants actuels se liguaient contre le cinéma national italien, visant « à détruire ce type d’art filmique connu sous le nom de néoréalisme ».

Rossellini, qui fait peur au clergé, se proclamait pourtant être un fervent catholique et De Sica protestait avec violence lorsque le parti communiste tentait de l’annexer.

Dès 1947/48, le néoréalisme diffuse une manière de filmer qui s’exporte bien au-delà des frontières italiennes.

Les fascistes utilisaient le néoréalisme en voulant mettre en valeur l’homme nouveau suscité par le régime, tandis que les anti-fascistes prétendaient atteindre le véritable Italien dont il s’agissait de peindre la vie et les problèmes.

Concernant l’histoire sociale, l’absence de définition constitue l’intérêt du terme « néoréalisme » car il représentait un véritable défi pour le monde politique.

 

A SUIVRE : Les enjeux esthétiques : le néoréalisme un cinéma de la modernité


Sources et bibliographie :

Qu’est-ce que le cinéma ? - André Bazin

Cinemaction N° 70 : Le néoréalisme italien

Histoire du cinéma - Georges Sadoul

Le cinéma italien, de 1945 à nos jours : crise et création - Laurence Schifano

L’image-temps - « Au-delà de l’image-mouvement » - Gilles Deleuze

L’image-mouvement : « La crise de l’image-action » - Gilles Deleuze

Le néoréalisme tels que les Italiens l’ont vécu - Article de Pierre Sorlin

Federico Fellini : Romance - Jean-Paul Manganaro

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