Peut-on définir le film noir comme un courant ou comme un genre cinématographique ?

 

Le film noir est inspiré des nouvelles de détective de Dashiell Hammett et Raymond Chandler, dérivés d’un mouvement littéraire découlant du naturalisme basé sur le réalisme.

Le terme « film noir » est né sous la plume du critique français Nino Frank.

Dans les règles générales, le film noir est bien distinct des autres formes cinématographiques classiques telles que le film de gangster ou le film criminel. En effet, il n’y a plus de représentation d’un modèle industriel ou commercial, ni de gang ou d’association de malfaiteurs. Le film noir tient sa caractéristique dans la mise en scène de personnages principaux complexes et ambigus au passé souvent peu reluisant ou d’un chevalier obscur des temps modernes, dont la figure la plus classique reste le détective privé, personnage emprisonné dans des situations qui ne sont pas de son fait et acculé à des décisions désespérées. L’archétype du film noir reste, pour la période classique, l'enquêteur privé, au caractère cynique et blasé, embauché pour une enquête dont les véritables implications lui sont cachées par son commanditaire.

Le film noir est pessimiste par essence et privilégie des thèmes tels que le meurtre, le crime, l’infidélité, la trahison, la jalousie, le fatalisme, la femme fatale.

Caractéristiques esthétiques du film noir

Genre florissant entre 1940 et 1950, les films noirs se présentent sous la forme de Série B à budgets réduits. Le premier film du genre fut Le faucon maltais réalisé par John Huston en 1941. Ce film, dont l’intrigue se situe non pas à Chicago mais à San Francisco, est considéré comme un prototype du film noir mettant en avant la figure du détective privé blasé mais pas désespéré, conservant son intégrité morale bien qu’il fréquente la pègre. D’un point de vue esthétique, l’image est remarquablement composée, influencée par un expressionnisme plastique : la nuit est noire, les éclairages donnent du relief aux personnages ainsi qu’aux objets.


 

« Le faucon maltais est somme toute, l’histoire d’un homme courageux, obstiné, intelligent voire machiavélique mais au fond incorrigiblement vertueux. Rien de ce qui est humain ne l’indiffère, même s’il sait que la nature humaine est faible. »

Les tueurs (The killers), réalisé en 1946 par Robert Siodmak et produit par les studios Universal, se présente également comme un archétype du film noir avec un penchant pour le réalisme documentaire. L’originalité du film tient du fait d’un mélange esthétique à la fois américain et germanique. Le personnage incarné par Burt Lancaster garde certains traits du gangster traditionnel, livré sans défense à une envoûtante femme fatale, incarnée par l’actrice Ava Gardner. L’histoire est celle d’un détective enquêtant sur une mystérieuse affaire impliquant un certain Swede assassiné par deux tueurs à gages.

A posteriori, il apparaît que Les nuits de Chicago (Underworld) de Josef Von Sternberg (1927) fait partie de cette catégorie de films. Le cinéaste dépeint les bas-fonds d’une ville avec ses bars et ses automobiles, racontant l’histoire d’un chef de bande et de ses hommes de main, regroupant toute une iconographie qui est celle du film criminel.

Sur le plan formel, le film noir possède une véritable identité visuelle ; éclairages expressionnistes fortement contrastés, plans obscurs, décors urbains, espaces clos, campagne ou village idéalisés (représentation de l’Amérique des origines).

Formes préclassiques

On reconnaît un film noir grâce à quelques caractéristiques concernant la technique : la voix off qui personnalise la narration, orientant le spectateur jusqu’à l’induire parfois en erreur, le flash back faisant état d’un sentiment fatidique que le protagoniste ne saurait échapper au poids du passé et la caméra subjective dirige également les regards vers une ambiguïté et une contradiction, cet effet force le spectateur à s’identifier malgré lui au personnage, produisant une impression d’étrangeté, de perte de repères habituels à la narration cinématographique. Tous ces éléments viennent confirmer le style noir, influençant les grandes productions par la suite. Le film noir exprime à la fois un goût pour une intrigue complexe et souvent énigmatique, représentant la ville et l’urbanité sale, sombre et obscure : trottoirs humides, scènes nocturnes, mauvais temps (pluie). 

La Dame du lac de Robert Montgomery (1947) constitue une exception cinématographique. Dans ce film, l’usage de la caméra subjective est systématique d’un bout à l’autre de la narration, on ne découvre le visage du personnage que lorsqu’il se regarde dans le miroir.

A l’origine, on peut considérer le film noir comme une marge dans le cinéma classique hollywoodien, car ces films étaient présentés en première partie de séance ; le style fut intégré par les grands studios et devint une norme avec ses clichés et ses stéréotypes.

Par conséquent, plus qu’un courant, c’est un genre défini comme tel, dont l’influence certaine est tirée des films de gangsters des années 1930, avec des apports stylistiques européens, pour les formes préclassiques et postclassiques (voir le néo-noir).

L’esthétique est directement inspirée de l’expressionisme allemand et du néo-réalisme italien, jouant sur des éclairages dramatiques et des prises de vues subjectives prônant une ambiance particulièrement noire afin de mettre en avant l’état psychologique des différents personnages. Au fil des années, le film noir se formalise car cette esthétique est systématiquement mise en avant : clairs-obscurs, chaussées humides, acier poli des revolvers, volupté des contrastes…

Dans le cinéma classique, le film noir induit une autre forme cinématographique : le film policier, autrement dit, le « polar » et bien que le style soit fortement représenté aux Etats-Unis, la France n’est pas en reste concernant la production grâce à Georges Simenon et Julien Duvivier qui en fondent les bases. Ma préférence se concentre sur Henri-George Clouzot qui tourne son premier film et impose son style dès les premières images.
L’assassin habite au 21 (1942), succès cinématographique relatant une intrigue mathématique se complaisant dans le pur plaisir d’une énigme à démêler pas à pas, meurtre après meurtre. Clouzot sait prendre le spectateur par surprise et le faire pénétrer d’emblée au cœur du sujet, sans détour, prônant un univers inquiétant basé sur un réalisme pittoresque où évoluent des personnages étranges.

 

Evolution du film noir : vers le néo-noir

 

Dans les formes préclassiques, à l’époque dite progressiste, de nombreux films dépeignaient les ghettos urbains dans le double but d’alerter la conscience sociale du spectateur, de même qu’ils avaient la fonction de satisfaire un certain goût pour l’exotisme dont le thème récurrent était « l’autre », sous les traits d’une femme, de l’étranger, de l’immigré ou du prolétaire, récupéré à des fins mercantiles et esthétiques, mais ce genre de films n’étaient pas reconnus comme étant « noirs ».


Il apparaît par conséquent que le spectateur peut éventuellement jouer un rôle clé dans la reconnaissance du genre et qu’en qualité de cinéphile, il se fera une idée bien précise de ce qu’est un film noir.


Comme nous avons pu le remarquer précédemment, le film noir peut décrire différents types de personnages tels que le criminel excentrique, le tueur psychopathe et la femme fatale.
Dans les films de gangsters, on vise à exposer une norme sociale caricaturée jusqu’à son paroxysme : ambition démesurée, emploi de la force, tenues vestimentaires voyantes et provocantes, symboles d’un monde matérialiste et corrompu dans lequel évoluent les personnages.


Le film noir montre plus volontiers la limite d’une norme psychique et psychologique : tueur sadique, criminel fou aux tendances régressives.
Ce qui rend différend le film de gangsters du film noir, c’est que ce dernier à la double faculté d’intérioriser et d’extérioriser.


Le film noir intériorise car il implique une normalité sociale, psychique, sexuelle qui n’est souvent qu’une apparence trompeuse ; et des éléments factuels tels que le destin ou le hasard vont permettre le bouleversement de la vie du citoyen le plus ordinaire jusqu’à le faire devenir criminel.


De la même manière, le genre « noir » extériorise car il donne la possibilité de franchir une frontière ; non pas située entre la normalité et la déviance, mettant en avant une criminalité rationnelle, ainsi que des formes excessives de violence et de perversité.


Les personnages sont dirigés par des pulsions en lien étroit avec Eros et Thanatos, autrement dit, des pulsions tiraillées entre la passion érotique et la pulsion de la mort, idéologie liée au freudisme, éléments pouvant se combiner, parfois contradictoires mais typiques du style noir.


Dans les années 1950, dernière phase de la période classique, le film de gangsters et le film noir s’hybrident avec l’arrivée de la couleur qui n’interdit aucunement l’effet « noir » : couleur crépusculaire et mélancolique, larges aplats qui isolent et rendent pathétique le visage des personnages.


A partir des années 1960, le film criminel devient un genre historique où la narration se situe à la « grande époque » de la prohibition et du crime organisé. Ainsi, le noir et blanc permet la réalisation de nombreux pastiches cédant la place à la couleur, où les intrigues et les préoccupations sont plus clairement contemporaines.


La tradition du film de gangsters continue à nourrir un réalisme basé sur le fonctionnement de l’activité économique, tandis que le film noir continue toujours d’inspirer de nombreux cinéastes, introduisant une imagination féconde, inépuisable et fantaisiste, aux données naturalistes, se situant entre l’expressionnisme allemand et le thriller hitchcockien, faisant évoluer le genre vers le néo-noir.


Le film noir peut d’ailleurs facilement se rapprocher du thriller en général et du thriller hitchcockien en particulier ; « to thrill » provient de l’anglicisme désignant le verbe frissonner.

Le thriller, tout comme le film noir, met en scène des personnages séduisants mais pervers, exprimant bien souvent la figure du double dont la narration insiste sur l’affect afin de manipuler le spectateur.


Le thriller hitchcockien se caractérise par une construction narrative implacable et un resserrement de huis clos théâtral, le tout allié à la couleur. Même si Vertigo (Sueurs froides) ne peut être qualifié de film noir à proprement parlé, il en revêt  tous les aspects : intrigue complexe, onirisme, passion érotique, pulsion mortifère avec des incursions vers le gothique. En cela, Vertigo reste un film culte aux limites du fantastique car il exprime le culte de l’image cinématographique susceptible de transcender la mort (confère qu’est-ce qu’une image ?).


Quant à la distinction entre le film de gangsters et le film noir, elle tient aux thématiques que ces deux genres développent : l’une est objective, ayant pour thème la corruption qui apparaît comme un sujet factuel et rationnel dans la sphère sociale ; l’autre est subjective dont le sujet devient métaphysique passant dans la sphère éthique, ce qui induit la question du point de vue.


L’évolution du film noir ne fait que refléter l’évolution des mœurs, des connaissances, de la société, ce qui est largement suffisant pour renouveler des thèmes déjà familiers.


Le relâchement de la censure aidant, la tolérance à un certain niveau de violence et la description de déviances sexuelles permettent aux grands studios de développer des thèmes autrefois réservés à la série B ou à des films aux sujets édulcorés.


Les films ne jouent plus sur le mode de la suggestion, ce qui n’affecte pourtant pas le genre mais l’invite plutôt à innover dans de nouvelles formes de films criminels.


Trois principaux types en ressortent :

 

·         L’expansion épique jouant sur le montage (Coppola).

·         L’intensification névrotique basée sur l’interprétation (Scorsese).

·         La parodie ou le postmoderne recourant à la citation détournée se distinguant du pastiche (Lynch, Tarantino).



A suivre...


 Sources :
Hollywood : la norme et la marge ~ Jean-Loup Bourget ~ 1998
Dictionnaire mondial des films ~ Bernard Rapp & Jean-Claude Lamy ~ 2000
Cinéma français : l'âge d'or ~ Annie Mallégol & Noël Demaines ~ 2005

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