THE GRANDMASTER

 

ANALYSE CINEMATOGRAPHIQUE DE L’EXTRAIT CHOISI

Avant d’affronter Maître Gong, certains employés de la Maison de la République, autrement dit, du Pavillon d’Or, prodiguent quelques conseils à Ip Man.

La séquence se divise aisément en quatre parties et nous laisse tout le loisir d’apprécier ce que sont réellement les arts martiaux.

 

PARTIE I : LE BA GUA ZHANG DE SŒUR SAN (21’54’’ à 23’57’’)

Dans cette première partie, le cinéaste nous fait une belle démonstration, images à l’appui, de ce que peut être le Ba Gua Zhang. Mais pour bien le comprendre, il faut avant tout savoir en quoi consiste cet art.

 

Le Ba Gua Zhang ou la Paume des Huit Trigrammes

C’est « une technique qui s’inspire du sabre dans sa forme. Une paume ouverte, une lame, double paume ouverte, deux lames. Les pieds dessinent des cercles. Il existe 64 transformations et l’adversaire est submergé par les coups ». C’est ce que dit Sœur San à Ip Man pour présenter cet art. Mais avant de l’expliquer d’une façon orale, elle procède à une courte introduction en sautant du haut des escaliers du Pavillon d’Or.

Les échelles de plans successives le démontrent à merveille : le premier plan est un gros plan sur les pieds du personnage féminin. Sœur San en haut des escaliers effectue un saut lui permettant de retomber sur ses pieds. Le cinéaste a réussi à introduire la principale notion du Ba Gua Zhang, rallier le Ciel et la Terre. Sœur San saute des escaliers en tournoyant sur elle-même (plan moyen), elle vient du Ciel, puis retombe sur ses pieds (gros plan), elle fait le lien avec la Terre. Durant la démonstration, le personnage tourne sur lui-même, tel un astre autour de son étoile : ceci est encore l’un des fondements du Ba Gua Zhang.

En effet, les bases du Ba Gua Zhang s’illustrent par l’observation des phénomènes astronomiques de révolution, de rotation et de pivot.

Dans les mouvements de Ba Gua Zhang, on marche  en tournant autour d’un point, comme la terre tourne autour du soleil. C’est ce qu’exprime Sœur San quand elle dit que « les pieds pivotent ». La Terre effectue simultanément une révolution autour du Soleil et une rotation sur elle-même. Pour conserver cette image, le changement de la paume Ba Gua Zhang établit le même rapport que celui qui existe entre la Terre et le Soleil.

Le Ba Gua Zhang est un art martial traditionnel chinois dit « interne », basé sur le développement de l’énergie ou du souffle-vital, originaire du nord de la Chine qui se développa au cours du 18ème siècle. C’est un style de boxe liée mythologiquement aux monts Wudang, chaînes de montagnes situées au sud de la ville de Shiyan, dans la province du Hubei. Dans cet art martial, il existe une recherche de la fluidité du geste (utilisation de l’énergie et refus de la force physique).  

Dans le film, cette notion est illustrée à la fin du combat, lorsque Maître Ip retient le pied de Sœur San (gros plan, plan très rapide), qu’elle retire aussi rapidement, telle une anguille qui aurait glissée entre les mains.

Cet art se distingue par l’utilisation marquée de la paume de la main, c’est-à-dire, paume ouverte comme l’explique très bien Sœur San grâce au dialogue pendant que le cinéaste l’illustre à travers l’image.

Il est fondé sur une stratégie originale de combat (stratégie du contournement et de l’enroulement), une gestuelle de santé (une thérapeutique énergétique) et une discipline spirituelle fondée sur la répétition du pas glissé, parfois appelé « le pas dans la boue ».

Les multiples échelles de plans (gros plans, plans rapprochés poitrine) et mouvements de caméra (panoramiques ascendant et descendant), nous montrent un combat plus que détaillé, sous différents points de vue (voir également les plans en plongée totale).

Les nombreux gros plans nous permettent de comprendre le principe de la technique tout en faisant appel à une remarquable esthétique de l’image, qui, dans ce cas précis, devient plus démonstrative que représentative. Le montage instigue un rythme qui se veut double : le rythme du combat, rythme celui du montage ainsi que celui du film dans sa totalité.

Tout comme le Tai Ji Quan et le Xing Yi Quan, le Ba Gua Zhang ne désigne pas un style unique, mais plutôt une famille d’écoles qui ont des points communs et des différences aussi bien dans les déplacements que dans le positionnement des mains (Exemples d’écoles les plus représentées : Ecole Cheng (main du dragon),  Ecole Yin (main en langue de bœuf).

Un certain nombre de principes sont acceptés par les différentes écoles, résumés et compilés dans un texte anonyme connu sous le titre « Shi ya oba fa », littéralement les Dix Ordres et les Huit Principes (Cf. « Transmission Vivante du Ba Gua Zhang », Editions Trédaniel, 2007).

 

Stratégie de combat

L’art du Ba Gua Zhang est fondé sur une stratégie de contournement. Les déplacements circulaires visent à éviter l’affrontement, le face à face, c’est-à-dire à esquiver les pièges d’un rapport de force qui jouerait au détriment du pratiquant.

Ce style inclut un travail de frappe et un travail de projection (Ecole Cheng). Le travail de frappe est difficile à cause de l’inertie de la force centrifuge. C’est pour cette raison que le Ba Gua Zhang est souvent étudié en synergie avec des styles qui compensent cet inconvénient. Le Ba Gua Zhang est le plus souvent étudié en même temps que le Xing Yi Quan, la Boxe de la Forme et de l’Intention.

 

PARTIE II : LE XING YI DE MONSIEUR LE COMPTABLE (23’58’’ à 25’36’’)

LE XING YI QUAN

Dans le film, la légende dit que cet art martial a été créé par le général Yue Fei, général connu dans l’histoire chinoise ayant  vécu sous la dynastie Song (12ème siècle). Néanmoins, les études les plus sérieuses feraient  remonter l’origine de cet art à Ji Jike, surnommé « la lance divine » qui aurait créé un style de boxe chinoise s’appuyant sur sa technique de lance ainsi qu’après avoir découvert, dans les montagnes de Zhongnan, le manuel du général Yue Fei.

C’est un art martial chinois, inspiré par la philosophie taoïste dont la signification est « poing de la forme et de l’intention ». D’ailleurs le vieux comptable le dit : « Le poing est une lance : percer, trancher, parer, frapper, écraser ».

Dans ce passage, le cinéaste montre l’importance de la position des pieds et de la concentration, parce que Maître Ip sait à qui il a affaire. Il connaît son adversaire qui est un adepte du Xing Yi, et donc il agit en connaissance de cause.

Ici, le cinéaste utilise le même procédé que pour la démonstration du Ba Gua Zhang, même utilisation d’échelles de plans, même sens du détail, même finesse.

Concernant l’éclairage, les couleurs chaudes utilisées dans l’image témoignent d’une certaine sérénité de l’esprit, grâce à la maîtrise du lieu, des personnages qui y travaillent et des objets qui s’y trouvent ainsi que de la technique martiale et par extension, de la technique cinématographique. De plus, il est à noter une influence plus ou moins expressionniste concernant, les jeux d’ombres (voir dans les premières séquences), notamment, dans cette séquence, ceux exercés sur les visages des personnages.

Dans cette partie, la démonstration du Xing Yi se fait au ralenti. Le cinéaste développe et expose cet art à l’aide de gros plans qui lui permet de décomposer avec technique, martiale et cinématographique, le combat qui est en train de se dérouler.

Le vieux comptable complimente le Kung Fu de monsieur Ip et le met en garde contre le Xing Yi, car c’est un art brutal et il ne faut donc pas le sous-estimer. « Chaque pas vers le sommet est difficile ». Ip Man souhaite tout de même voir le sommet, ce que le vieux comptable trouve passionnant.

 

PARTIE III : LE HUNG GAR DE YONG (25’37’’ à 27’53’’)

LE HUNG GAR

Maître Ip s’apprête à combattre Yong qui pratique un autre art. Après quelques échanges « amicaux », Maître Ip reconnaît le Hong Gar, un art martial aux multiples combinaisons, connu pour ses attaques puissantes principalement développées avec les membres supérieurs. D’ailleurs, le personnage de Yong le souligne : « Les 64 mains se combinent à l’infini ».

Dans cette partie, le cinéaste met en lumière les « 64 mains », aussi appelées « style du Tigre et de la Grue », qui apparaissent tel un art dévastateur pour qui le maîtrise. Le réalisateur nous le prouve grâce aux images, la technique peut aussi bien atteindre les Hommes que les objets (Cf. également le coup de pied de Sœur San dans un des piliers du Pavillon d’Or).

 « Hung-gar » signifie « famille Hong », car cet art martial, datant du 18ème siècle selon les textes chinois, a été créé par Hong Xiguan et originaire de la province du Guangdong (Chine du Sud). Ce style appartient au « Wushu Gong Fu » (arts martiaux chinois popularisés sous le nom de Kung Fu ou boxes chinoises). Le style reprend les postures imitant les cinq animaux classiques du Shaolin : le dragon, le tigre, la grue, le léopard et le serpent.

Pour Yong, « le Wing Chun, c’est trois choses à la fois : la Pique, l’Aiguille et le Fourreau ».

Le Wing Chun est un autre art martial traditionnel chinois originaire du sud, destiné au combat rapproché, incluant techniques à mains nues et maniements d’armes. Style très développé à Hong-Kong et à Tawaïan, et qui s’est rapidement répandu en Europe ainsi qu’aux Etats-Unis, grâce aux films de Bruce Lee, dont le maître n’était autre que Ip Man.

Maître Ip réussit à venir à bout de Yong. Pour l’occasion, ce dernier l’encourage à tenir tête au vieux maître, tout en espérant qu’il remportera la victoire.

Dans cette séquence, le cinéaste nous rappelle encore une fois (voir les premières séquences du film), l’origine du cinéma, grâce à l’utilisation du plan fixe au sein duquel il y réunit des personnages regroupés, figés qu’ils sont, comme s’ils posaient pour que quelqu’un (le spectateur) prenne un souvenir, une marque du passé, une photographie (Cf. Fonction de la photographie selon André Bazin : « Le complexe de la momie ».

Plan qu’il agrandit, puis fige et transforme en sépia, comme pour souligner que l’action se déroule dans un passé, celui de la Chine. Toutefois, le cinéaste opère de la même manière à plusieurs reprises dans le film, comme pour donner une importance particulière à la photographie ainsi qu’au souvenir, car un film peut également constituer un document, une archive, une preuve du passé.

 

PARTIE IV : LE DUEL D’INTELLIGENDE DE MAITRE GONG (27’54’’ à 33’41’’)

Maître Ip s’apprête à relever le défi que Maître Gong lui a lancé.

« Chaque générations voit naître des prodiges. Le destin a réuni monsieur Ip et l’Ordre du Nord ». Maître Gong annonce à Ip Man que ce dernier combat ne mettra pas en jeu la technique mais plutôt l’intellect. Maître Ip accepte le duel.

Puis Maître Gong se met à conter l’histoire de l’Ordre du Nord à Maître Ip. L’Ordre fut fondé il y a 25 ans. Un homme venu du sud et qui parlait peu, prit un biscuit et mit un des frères de l’Ordre au défi de la briser. Le frère ne fit rien mais demanda à l’homme d’être leur premier président. Non pas à cause de sa technique mais grâce à ses paroles : « Nord et Sud s’opposent déjà. Le Kung Fu doit-il également diviser le pays ? ».

Maître Gong pose alors une autre question à monsieur Ip : « Peut-il briser le biscuit qu’il tient entre ses mains ? ».

Ici encore, même procédé cinématographique utilisé : les plans sont là pour témoigner d’une pratique, ici elle est plutôt de l’ordre du spirituel. Le tour de force du réalisateur est justement d’avoir su, d’une manière judicieuse, nous le montrer à l’écran.

Le plan moyen, assez long et silencieux, réunissant les deux personnages démontre que les arts martiaux ne consistent pas qu’en de simples épreuves de force, mais qu’il est bien question d’intelligence, de finesse et de sagesse.

« Un maître de Tai Chi a empêché un oiseau de s’envoler en lui retirant son perchoir d’où il prenait son envol. Le maître est trop habile. Monsieur Ip est un moineau dans sa paume. Je ne crois pas qu’il puisse gagner », s’inquiète le vieux comptable.

Le combat débute, maître Gong tient un biscuit dans la main. Le duel se déroule telle une danse, ralentie par le procédé, afin de décomposer, d’une manière esthétique, les mouvements de chaque personnage, dont toute la gestuelle est mise en évidence grâce aux échelles de plans. Le cinéaste le dit : c’est clairement un combat de grands maîtres.

Puis, Maître Ip donna ainsi sa réponse à Maître Gong : « Pourquoi restreindre le monde au Nord et au Sud ? C’est accepter des limites. Pour vous, ce biscuit représente le pays. Je préfère voir plus loin. On dit que c’est en trébuchant qu’on parvient à progresser. Si l’art du sud se développe, il doit aller au-delà du nord ».

Cette réponse fait directement allusion aux paroles de Maître Gong dans une séquence antérieur (voir chapitre « Situation de l’extrait dans le film » de cette analyse) : « Au-delà de l’horizon, le monde est bien plus vaste qu’on ne peut l’imaginer. Ne pas voir chez autrui ce qu’il peut nous enseigner, c’est faire preuve d’étroitesse d’esprit et c’est manquer de générosité ».

Maître Gong, le visage impassible,  accepte la réponse de Maître Ip, lui qui n’a jamais perdu un combat grâce à sa technique infaillible. Maître Gong s’incline alors devant le raisonnement de monsieur Ip.

C’est alors que le gâteau se brise entre les mains de Maître Gong et quelques morceaux tombent lourdement sur le sol. Le vieux maître reconnaît ainsi le talent de Ip Man et prévient ce dernier que sa route sera semée d’obstacles, il se devra donc d’être persévérant tout en continuant à entretenir la flamme, car tant qu’elle brûlera, l’Ordre pourront conserver toute sa raison d’être.

Maître Gong salue Maître Ip, puis le vieux maître s’en va sous une pluie d’applaudissements. Maître Ip a gagné le combat final, le vieux maître peut donc s’en aller serein, tout en ayant conservé son honneur.

 

CONCLUSION

Le cinéaste nous plonge au cœur du combat et par conséquent au cœur de la technique du Kung Fu. Il permet au spectateur, grâce à de nombreux plans cuts, plans moyens et gros plans, en plongée comme en contre-plongée, de voir, ce que d’habitude nous ne pouvons pas voir. Et c’est aussi cela le cinéma, montrer ce qui n’est pas visible.

Dans la partie I, le cinéaste met en évidence la rapidité, la souplesse et la fermeté de la technique.

Dans la partie II, il développe la technique du Xing Yi grâce à de nombreux gros plans et permet de visualiser le souffle-énergie, autrement appelé Qi (ou Ki en japonais).

Dans la partie III, le réalisateur démontre la variété dans la technique (la combinaison des 64 mains) et n’omet pas de distiller les dégâts qu’elle peut engendrer. Quant à la partie IV, le cinéaste nous expose la finesse et l’intelligence de la technique.

La subtilité et la finesse des images nous démontrent que les arts martiaux constituent des éléments magiques et mystiques suivants les arts consernés et qu’il est ici question de techniques séculaires, perpétuées et transmises de génération en génération. Outre la pratique d’un « sport de combat », le Kung Fu est une pratique artistique, philosophique et spirituelle, voire dans certaines situations, politique.

Grâce à son film, le cinéaste revisite les arts martiaux à travers l’histoire de la Chine des années 30 à 50 et rend compte de nombreux concepts et visions que nous n’avions pas, par exemple, en regardant les films de Bruce Lee. Non pas que les films de Bruce Lee ne soient pas intéressants d’un point de vue narratif, mais chez Wong Kar Wai, on note tout de même que l’accent est mis en priorité sur la recherche d’une retranscription possible du mouvement martial (ciné =kiné=mouvement), qui nous indique que le Kung Fu est plus à rapprocher des arts d’une manière générale que d’un sport.

Cette séquence pourrait être considérée comme une ode au Kung Fu, ce qu’est par ailleurs le film dans son entier. De plus, le dvd français est sous-titré « Il était une fois le Kung Fu… ».

A mon humble avis, pour bien comprendre un film étranger, qu’il soit chinois, japonais, américain, français ou allemand, il est nécessaire de connaître un minimum l’histoire du pays ainsi que les idées et les concepts qui y ont été diffusés, voire d’en comprendre l’idéologie actuelle, les us, les coutumes ainsi que les traditions. Cela permet par la suite de pouvoir lire les images d’une façon plus aisée et de s’ouvrir l’esprit à d’autres cultures. Alors, restez « open-mind ! ».

 

Bibliographie :

  • « Transmission Vivante du Ba Gua Zhang », Editions Trédaniel, 2007.
  • « Les Fleurs de la pensée chinoise » - La Grande Etude (Daxue), L’Invariable Milieu (Zhongyong), Entretiens de Confucius, Œuvres de Mencius (2007).
  • « Le Bol et le Bâton, 120 contes Zen » - racontés par Maître Taisen Deshimaru
  • « Cent Kôans Zen » - commentés par Nyogen Sensaki (2004/2005).
  • « Contes et récits des arts martiaux de Chine et du Japon » - réunis par Pascal Fauliot (1981/1984).
  • « Traité des Cinq Roues » - Miyamoto Musashi (1977/1983).
  • « Zen & Arts Martiaux » - Taisen Deshimaru (1977/1983).
  • « Les Trois Sagesses Chinoises : taoïsme, confucianisme, bouddhisme » - Cyrille J.-D. Javary (2010).
  • « Kojiki, chroniques des faits anciens » (2011).
  • « Shinto, pratique et sagesse » - Motohisa Yamakage (2006).
  • « Le Bonheur selon Confucius » - petit manuel de sagesse universelle - Yu Dan (2009).
  • « Préceptes de vie » - Confucius – Textes choisis par Alexis Lavis (2008).
  • « Le Chat Zen » - Kwong Shan (2002).
  • “ Le Chat Philosophe ” - Kwong Shan (2004).
  • “Tao-tö king” - Lao Tseu (1967 pour la traduction française).

Sources :

  • Internet
  • « The Grandmaster » - DVD zone 2 – VOSTF : mandarin/français
  • Le Blog de Phoebe : Articles Chroniques martiales
  • Les trois sagesses chinoises : le taoïsme, le confucianisme, le bouddhisme
  • Les grandes figures du panthéon chinois
  • Contes et récits des arts martiaux de Chine et du Japon
  • Le Yi Jing, le livre des changements

 

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