QU’EST-CE QUE LE CINEMA ?

 

Ontologie de l’image photographique

A l’époque égyptienne, la pérennité matérielle du corps satisfait un besoin fondamental de la psychologie humaine : la défense contre le temps, « fixer artificiellement les apparences charnelles de l’être, c’est l’arracher au fleuve de la dureté : l’arrimer à la vie ».

Afin de multiplier les chances de sauvegarder le corps « matériel », des statuettes en terre cuite étaient placées près des sarcophages. Ces statuettes étaient considérées comme des substituts magiques, capables de remplacer le corps du défunt si celui-ci venait à être détruit. Si la statuette était endommagée, les Egyptiens considéraient que le corps avait été également endommagé. Détruire une statue à cette époque constituait un sacrilège.

De cette manière, il nous est possible d’établir les origines religieuses de la statuaire dont la fonction primordiale était de sauver l’être par l’apparence. L’évolution de l’art et de la civilisation ont permis aux arts plastiques de se dégager de leurs fonctions magiques.

Cette évolution sublima un besoin incoercible d’exorciser le temps. Il est entendu que l’on ne croit plus aux propriétés magiques de figer le temps à travers un modèle ou un portrait, mais ce dernier contribue au souvenir du premier et par conséquent « à le sauver d’une seconde mort spirituelle ».

Selon André Bazin, la fabrication de l’image s’est libérée de tout utilitarisme anthropocentrique. Il s’agit de créer un univers idéal à l’image du réel et doué d’un destin temporel autonome.

Dans ce contexte particulier, la photographie et le cinéma apportent une explication sur la « grande crise spirituelle et technique de la peinture moderne », apparue vers le milieu du 20ème siècle.

Le cinéma n’est que l’aspect le plus évolué du réalisme plastique dont le principe est apparu avec la Renaissance (16ème siècle) et a trouvé son expression limite dans la peinture baroque.

En Occident, à partir du 15ème siècle, la peinture se détourne de la simple représentation spirituelle, pour s’associer à l’expression de l’imitation plus ou moins complète du monde extérieur. L’événement décisif fut la perspective, confère la chambre noire (camera obscura) de Léonard Da Vinci (1514).


La peinture prit alors deux voies différentes :

* Représentation esthétique : expressions des réalités spirituelles où le modèle se trouve transcendé par le symbolisme des formes.

* Expression du désir psychologique de remplacer le monde extérieur par son double.


Ce besoin d’illusions augmenta rapidement pour envahir le monde des arts plastiques. Mais la perspective n’a résolu que le problème des formes et non celui du mouvement. Ainsi, « le réalisme devait se prolonger naturellement par une recherche de l’expression dramatique dans l’instant, sorte de 4ème dimension psychique capable de suggérer la vie dans l’immobilité torturée de l’art baroque ».

Afin de pouvoir comprendre l’évolution picturale, il convient d’adopter une critique objective qui permettra de savoir faire la différence entre les deux tendances citées ci-dessus.

Le besoin d’illusions a perduré pendant le 16ème siècle. Ce besoin était d’ordre mental, inesthétique dont l’origine se situe certainement dans la mentalité magique, mais besoin qui s’avère être efficace car son intérêt a profondément désorganisé l’équilibre des arts plastiques. La querelle du réalisme dans l’art est le résultat de ce malentendu, de cette confusion entre esthétique et psychologique, « entre le véritable réalisme qui est besoin d’exprimer la signification concrète et essentielle du monde, et le pseudo-réalisme du trompe-l’œil (ou du trompe-esprit) qui se satisfait de l’illusion des formes ».

Au temps de Joseph Nicéphore Nièpce (1765-1833, considéré comme l’un des pionniers de la photographie) et des frères Lumière, la photographie libéra les arts plastiques de leur obsession de la ressemblance.

« La peinture s’efforçait en vain de nous faire illusion et cette illusion suffisait à l’art, tandis que la photographie et le cinéma sont des découvertes qui satisfont définitivement et dans son essence même l’obsession du réalisme ».

Au 19ème siècle, la véritable crise du réalisme, dont Pablo Picasso (1881-1973, cubisme et surréalisme) en reste le mythe, débute en remettant en cause les conditions d’existence formelle des arts plastiques et leurs fondements sociologiques.


« Libéré du complexe de la ressemblance, la peinture moderne abandonne le réalisme au peuple (dans un esprit bourgeois du 19ème siècle), et la photographie prend historiquement la relève sur le baroque et n’a, dans un premier temps, que le souci « d’initier l’art » en copiant naïvement le style pictural ».


Cette citation d’André Malraux s’associe d’une part, à la photographie, et d’autre part, à la seule peinture qui s’y applique. C’est-à-dire, toute peinture non représentative d’une certaine réalité n’est pas considérée comme une peinture issue du réalisme.

L’originalité de la photographie réside dans son respect de l’objectivité. La personnalité du photographe n’entre en jeu que par le choix, l’orientation, la pédagogie du phénomène. Même s’il est possible de la déceler dans l’œuvre finale, elle n’y figure pas de la même manière que celle du peintre.


« Tous les arts sont fondés sur la présence de l’homme ; dans la seule photographie nous jouissons de son absence. L’objectivité de la photographie lui confère une puissance de crédibilité absente de toute œuvre picturale. Quelles que soient les objections de notre esprit critique, nous sommes obligés de croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-présentés, c’est-à-dire, rendu présent dans le temps et dans l’espace ».


La peinture est devenue, par la force des choses, une technique inférieure de la ressemblance (technique=technê=ars=savoir-faire), un ersatz des procédés de reproduction.

« […] car la photographie ne crée pas, comme l’art, de l’éternité, elle embaume le temps, elle le soustrait seulement à sa propre corruption ».

Le cinéma apparaît comme l’achèvement dans le temps de l’objectivité photographique.

« Le film ne se contente plus de nous conserver l’objet enrobé dans son instant, il délivre l’art baroque de sa catalepsie convulsive ».

Selon Bazin, la perfection de l’imitation ne s’identifie pas avec la beauté ; elle constitue seulement une matière première dans laquelle le fait artistique vient s’inscrire.

Les catégories de la ressemblance qui spécifient l’image photographique, déterminent également son esthétique par rapport à la peinture, « les virtualités esthétiques de la photographie résident dans la reproduction exacte du réel ».


Le mythe du cinéma total

D’après André Bazin, le cinéma est un phénomène idéaliste. Il expose et relate, d’une façon surprenante et ironique, le développement du processus en citant les principaux pionniers tels que Nièpce, Muybridge, Lumière et Edison.

Georges Potoniée, historien du cinéma : « Ce n’est pas la découverte de la photographie mais celle de la stéréoscopie (premiers essais de photographies animées en 1851) qui ouvrit les yeux aux chercheurs. En apercevant les personnages immobiles dans l’espace, les photographes s’avisèrent que le mouvement leur manquait pour être l’image de la vie et la copie fidèle de la nature ».

Gaspard-Félix Tournachon (1820-1910, caricaturiste, aéronaute et photographe) dit Nadar, écrivait : « Mon rêve est de voir la photographie enregistrer les attitudes et les changements de physionomie d’un orateur au fur et à mesure que le phonographe enregistre ses paroles ».

Les différents procédés cinématographiques inventés ne sont pas simplement issus des découvertes scientifiques et des techniques industrielles, mais résultent également d’un besoin psychologique humain « de conserver l’objet en mouvement », dans l’espace et dans le temps, quel qu’il soit.

Le cinéma est né de la convergence de l’obsession de pionniers rassemblés autour d’un mythe, celui du cinéma total.


« Les avatars du cinéma n’ont qu’un rapport lointain avec celui auquel nous participons aujourd’hui et qui a été le promoteur de l’apparition des arts mécaniques qui caractérisent le monde contemporain ».


Le cinéma et l’exploration

Après la Première Guerre mondiale, vers 1920, les images montrent au public de vastes paysages polaires, dont « Nanouk l’Esquimau » (Robert Flaherty, 1922) demeure la référence et le chef-d’œuvre.

Après le succès de « Nanouk », une production du film « blanc » se développa, pour s’étendre au domaine « tropical et équatorial ». Ainsi, des reportages issus de la série ont pu voir le jour, tel que « La Croisière noire » (1926) de Léon Poirier. Ces films appelés « grands films de voyage » contribuent aux qualités majeures du genre : une authenticité poétique qui n’a pas vieilli. Cette poésie prenait la forme particulière de l’exotisme quand les films étaient tournés dans le Pacifique. Ce genre de films entraine la création d’une mythologie et permet à l’esprit occidental d’investir et d’interpréter une civilisation lointaine. La décadence du film exotique est caractérisée par une recherche de plus en plus impudente du spectaculaire et du sensationnel. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, l’authenticité documentaire devient de nouveau évidente.


« Le cycle de l’exotisme étant bouclé par l’absurde, le public exige aujourd’hui de croire à ce qu’il voit et sa confiance est contrôlée par les autres moyens d’information dont il dispose, la radio, le livre et la presse. La renaissance du cinéma-reportage, dit « cinéma au long cours » est la conséquence du renouveau de l’exploration, « dont le mystique constitue la variante de l’exotisme ».


C’est ce renouveau qui donne aux films de voyage contemporains leur style et leur orientation. Ils sont du ressort de l’exploration moderne qui se veut presque toujours scientifique ou ethnographique. Le sensationnel reste néanmoins présent mais il se cantonne à l’intention objective du film documentaire. L’élément psychologique et humain passe au premier plan : par rapport aux auteurs exposés qui accomplissent des tâches, qui constituent une sorte d’ethnographie de l’explorateur, une psychologie expérimentale de l’aventure, mais également par rapport aux peuples approchés et étudiés qu’on ne cesse de traiter comme une variété d’animaux exotiques et qu’on s’efforce au contraire de mieux décrire pour les comprendre.

Le film ne constitue plus l’unique et principal document témoignant au public des réalités des expéditions. L’intervention des émissions de radio et de télévision peuvent également rendre compte des explorations.

« Les films reportages sont conçus comme des conférences illustrées où la présence et la parole du conférencier-témoin complète et authentifie perpétuellement l’image ».


Evolution du langage cinématographique

Définition du cinéma d’après André Bazin : son évolution du langage cinématographique est une vision complète, complexe, parfois personnelle mais beaucoup moins académique que l’histoire du cinéma de Georges Sadoul, historien du cinéma.

De « L’Arrivée du train en gare de la Ciotat » (1895) des Frères Lumière au « Chanteur de Jazz » d’Alan Crosland (« Jazz Singer », 1924).

En 1928, apogée de l’art muet d’un point de vue esthétique où le cinéma est devenu un art suprême du silence et où le réalisme sonore n’avait pas encore un grand intérêt (Cf. « Le son au cinéma » de Michel Chion).

L’usage du son a démontré un accomplissement de l’art cinématographique. Cette révolution technique ne correspond pas à une révolution esthétique.

Deux grandes tendances opposées dans le cinéma de 1920 à 1940 :

* Il existe des metteurs en scène qui croient à l’image.

* D’autres croient à la réalité.


Par image on entend l’ajout à la chose représentée, sa représentation à l’écran, faisant appel à la plastique de l’image et aux ressources du montage, qui est l’organisation des images dans le temps. La plastique comprend le style du décor et du maquillage, style du jeu, éclairage et cadrage qui achèvent la composition.

Dans « Psychologie du Cinéma », André Malraux définit le montage comme un langage se distinguant de la simple photographie animée. L’utilisation du montage peut être invisible. C’est d’ailleurs le cas le plus fréquent que l’on rencontre dans les formes classiques du film américain d’avant-guerre. Le morcellement des plans a pour but « d’analyser l’événement selon la logique matérielle ou dramatique de la scène ». Ainsi, l’esprit du spectateur épouse naturellement les points de vue que lui propose le metteur en scène parce qu’ils sont justifiés par la géographie de l’action ou le déplacement de l’intérêt dramatique. Mais la neutralité de ce découpage invisible ne rend pas compte de toutes les possibilités du montage : montage parallèle, montage accéléré, montage attraction.

Le montage parallèle est une création de David Wark Griffith (« Naissance d’une nation », 1915, USA, « The Birth of a Nation ». Cf. « Le code Hays », in « L’univers de Stanley Kubrick »). Son but était de rendre compte d’une simultanéité de deux actions, éloignées dans l’espace, par succession de plans de l’une et de l’autre.

Dans « La Roue » (1923, France), Abel Gance nous donne l’illusion de l’accélération sans avoir recours à de véritables images de vitesse. De ce fait, nous assistons à la multiplication de plans de plus en plus courts. Le montage attraction a été créé par Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein (1898-1848), réalisateur russe de la période soviétique considéré comme le père du montage. Il se définit grossièrement par le renforcement du sens d’une image, en le rapprochant d’une autre image qui n’appartient pas nécessairement au même événement. Le montage attraction est une forme extrême qui a rarement été utilisée par son auteur. Cette forme se rapproche de l’ellipse, de la comparaison ou de la métaphore.


" L’effet Koulechov " est une expérience de psychologie cognitive mise en évidence par le cinéaste et théoricien russe Lev Koulechov (1899-1970). Cet effet met en évidence la capacité d’une l’image à influer sur le sens des images qui l’entourent dans un montage cinématographique. Ainsi, les images font sens les unes par rapport aux autres, ce qui amène le spectateur à les interpréter, d’une façon inconsciente, dans leur succession et non de manière indépendante. Cet effet est le fondement de la narration cinématographique.

C’est une suggestion de l’idée par l’intermédiaire de la métaphore ou de l’association d’idées. Entre le scénario, le récit et l’image brute, s’intercale un transformateur esthétique.


« Le sens n’est pas dans l’image, il n’en constitue que l’ombre projetée ».


Grâce au contenu plastique de l’image et les ressources du montage, le cinéma dispose d’un arsenal de procédés pour imposer au spectateur son interprétation de l’événement représenté. A la fin du cinéma muet, on peut considérer que cet arsenal était au complet. Le cinéma soviétique a développé la théorie et la pratique du montage, tandis que l’école allemande a fait subir à la plastique de l’image (décor et éclairage) « toutes les violences possibles ».

L’expressionnisme du montage et de l’image constitue l’essentiel de l’art cinématographique. Dans les films d’Erich von Stroheim (1885-1857, réalisateur, scénariste, acteur et écrivain américain d’origine austro-hongroise), Friedrich Wilhelm Murnau (1888-1931, réalisateur allemand) ou de Robert Joseph Flaherty (1884-1951, réalisateur américain), le montage ne joue pratiquement aucun rôle, si ce n’est celui d’éliminer inévitablement une réalité abondante.


« La caméra ne peut pas tout voir à la fois, mais ce qu’elle choisit de voir, elle s’efforce du moins de n’en rien perdre ».


Par exemple, ce qui compte pour Flaherty dans son film documentaire « Nanouk l’Esquimau » (« Nanook of the North », 1922), c’est de montrer le rapport entre Nanouk et l’animal, l’ampleur réelle de l’attente, alors qu’à l’aide du montage, il aurait pu se contenter de suggérer le temps.

Un autre exemple montre que Murnau s’intéresse beaucoup plus à la réalité de l’espace dramatique.

Selon André Bazin, dans « Nosferatu le vampire » (« Nosferatu, eine Symphonie des Grauens », 1922) ou dans « L’Aurore » (« Sunrise », 1927), le montage ne joue aucun rôle décisif. La plastique de l’image se rattache à un certain expressionnisme mais la composition de l’image n’est nullement picturale. Elle n’ajoute rien à la réalité, elle ne la déforme pas, elle s’efforce au contraire d’en dégager des rapports préexistants qui deviennent constitutifs du drame.


Toujours selon Bazin, Stroheim s’oppose à la fois à l’expressionnisme de l’image ainsi qu’aux artifices du montage. Son principe de mise en scène est simple : regarder le monde d’assez près et avec assez d’insistance pour qu’il finisse par révéler sa cruauté et sa laideur.

L’unité esthétique du cinéma muet est remise en cause : « l’image compte d’abord non pour ce qu’elle ajoute à la réalité mais pour ce qu’elle en révèle. Par conséquent, le cinéma muet ne constitue qu’une infirmité ».

Si l’on cesse de tenir le montage et la composition plastique de l’image pour l’essence même du langage cinématographique, l’apparition du son n’est pas une faille esthétique divisant « deux aspects radicalement différents du septième art ».

Entre 1930 et 1940, il s’est créé, principalement aux USA, une certaine communauté d’expressions dans le langage cinématographique. A Hollywood, on y exploite sept genres qui assureront l’hégémonie et l’écrasante supériorité du cinéma américain pendant des décennies :

* La comédie américaine (Mr Smith au sénat)

* Le burlesque (Les frères Marx)

* Le Music Hall et le film de danse (Fred Astaire et Ginger Rogers)

* Le film policier et de gangsters (Scarface)

* Le drame psychologique et de mœurs (Dr Jeckyll and Mr Hyde, L’homme invisible, Frankenstein, etc.)

* Le western (Stage Coach, 1939)


La supériorité du cinéma français s’affirme peu à peu dans la représentation d’un réalisme noir ou réalisme poétique dominé par quatre cinéastes : Jacques Feyder, Jean Renoir, Marcel Carné et Julien Duvivier (Cf. Le cinéma français).

Les cinémas soviétiques, anglais, allemand et italien sont considérés d’une manière non significative durant cette même période.

« Les productions américaine et française suffisent en tout cas à définir clairement le cinéma parlant d’avant-guerre comme un art visiblement parvenu à l’équilibre et à la maturité ».

Soutien de l’originalité du cinéma d’après-guerre par rapport à celui de 1939 : promotion de certaines productions nationales, hégémonie du cinéma italien, apparition du cinéma britannique original et dégagé des influences hollywoodiennes.

Entre 1940 et 1950, des phénomènes importants s’opèrent dans le cinéma : le néo-réalisme.


« La vraie révolution s’est faite beaucoup plus au niveau des sujets que du style : « de ce que le cinéma a à dire au monde, plutôt que de la manière de le lui dire ».


Le néo-réalisme : un humanisme avant d’être un style de mise en scène (Cf. « Le néoréalisme italien » sur le Blog de Phoebe).

(Cf. également : L'expressionnisme allemaand et le Nouveau Cinéma Allemand, le cinéma japonais, le cinéma irlandais, etc.).

 

Sources : « Qu’est-ce que le cinéma ? » - André Bazin

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