De main de maître


Dokyo Yetan (1641-1721), illustre Maître Zen, reçut la visite d’un professeur de Kenjutsu. Ce dernier ayant reçu l’enseignement de plusieurs Maîtres issus de différentes écoles, il pratiquait l’Art du sabre, mais il n’était toujours pas parvenu à atteindre l’Illumination Suprême.

Le professeur demanda alors quelques conseils auprès du Maître Zen qui s’approcha de son disciple en lui précisant de bien être attentif à ce qu’il allait lui confier. Le professeur de Kenjutsu se pencha pour tendre l’oreille. C’est alors qu’il reçut une énorme claque de la part de Dokyo Yetan, qui enchaîna le professeur par un puissant coup de  pied. Avant de comprendre ce qui lui arrivait, le professeur tomba au sol et le choc lui procura un Satori, un éveil spirituel. Cette expérience fut significative pour le professeur de Kenjutsu qui devint plus tard un Maître réputé. Son nom ne tarda pas à se faire connaître, faisant de son Art, sa renommée, tant et si bien que de nombreux guerriers souhaitèrent découvrir son secret.

Le Maître du sabre leur parlait de la méthode très spéciale du maître Zen Dokyo Yetan, mais les disciples n’étaient pas convaincus par cette pratique et décidèrent d’aller vérifier la technique du Maître Zen par eux-mêmes. Et ils ne furent point déçus du voyage comme en témoigne l’histoire suivante…

Trois samouraïs de haut-rang avaient invité Dokyo Yetan à prendre une tasse de thé en leur compagnie. Après avoir questionné le Maître Zen, ce dernier restait toujours énigmatique sur les réponses qu’il donnait. C’est alors que l’un des samouraïs, quelque peu excédé, lui lança qu’il n’avait aucun doute sur sa connaissance du Zen mais qu’il doutait de sa capacité à combattre grâce à sa seule concentration.

Le moine répliqua : « A votre place, je ne serais pas aussi catégorique. La vie m’a plus d’une fois montré qu’il ne fallait jamais conclure avant d’expérimenter ».

C’est alors que le samouraï se permit de proposer un combat à Dokyo Yetan. Ce dernier accepta. Le samouraï tendit un bokken au Maître du Zen mais il refusa en précisant qu’il était bouddhiste et en tant que tel, il ne portait pas d’arme, fusse-t-elle en bois. Dokyo Yetan s’adressant alors au samouraï : « Mon éventail fera l’affaire. Frappez sans hésiter. Si vous me touchez, j’admettrai que vous êtes un grand expert ».

Le combat commença doucement puis le samouraï accéléra le rythme quand il s’aperçut que ses attaques étaient vaines. Constatant que le samouraï commençait à s’épuiser, Dokyo Yetan proposa aux deux autres samouraïs de se joindre au combat, prétextant du fait que ce défi constituait pour lui un excellent exercice et une occasion pour les trois samouraïs de le battre.

Contrariés par les propos du Maître, les samouraïs essayaient de toucher ce dernier par tous les moyens mais leurs efforts combinés étaient vains, le Maître restait insaisissable. Grâce à son éventail, il déviait les attaques et son corps esquivait toujours ces dernières au dernier moment.

Les trois samouraïs finirent par reconnaître leur défaite, convaincus qu’ils étaient, par cette magnifique démonstration, ils comprirent quelle était l’essence du Zen.

Mais quel était le secret du Maître Zen pour éviter si habilement les attaques de sabre ?

« Quand la juste vision est exercée et ne connaît aucun blocage, elle pénètre tout, y compris l’Art du sabre. Les hommes ordinaires s’occupent que des mots. Dès qu’ils entendent un nom, ils portent un jugement et restent attachés à une ombre. Mais celui qui est capable de la vraie vision voit chaque objet dans sa propre lumière. Dès qu’il aperçoit le sabre, il comprend aussitôt comment lui faire face. Il affronte la multiplicité des choses et n’est pas confondu ».


Vaincre sans combattre

« Celui qui maîtrise l’Art n’utilise pas le sabre et l’adversaire se tue lui-même ». Tajima no Kami

Les grands Maîtres ont toujours répété que « la plus haute maîtrise est de vaincre sans combattre ». Leur art ne devait pas servir à tuer mais à préserver et protéger la vie.

Il est indéniable qu’il serait aisé pour eux d’utiliser leur écrasante supériorité contre l’agresseur. Mais se débarrasser de l’attaquant sans le blesser, sans même qu’il y ait un combat, relève de l’exploit. La véritable efficacité consiste à décourager ou à se concilier l’éventuel adversaire.

« Un ennemi que tu vaincs reste ton ennemi. Un ennemi que tu convaincs devient ton ami ». proverbe chinois

Vaincre sans combattre n’est pas à la portée du premier venu.

« Un homme ordinaire dégainera son sabre s’il se sent ridiculisé et risquera sa vie mais il ne sera pas appelé un homme courageux. Un homme supérieur n’est pas troublé même dans les situations les plus inattendues, car il a une grande âme et un noble but ». Funakoshi Gishin

Celui qui sait rester maître de lui dans toutes les situations peut faire face avec lucidité tout en conservant ses moyens.

Réagir violemment est une solution de facilité, rester calme est un tour de force, explique Lao-Tseu dans le Tao-tö king : « Imposer sa volonté à autrui est une démonstration de force ordinaire, se l’imposer à soi, un témoignage de puissance véritable ».

Dans l’éventualité où un grand Maître doit combattre malgré lui, il parviendra à neutraliser son adversaire sans véritablement combattre.


IL EST TRES IMPORTANT DE COMPRENDRE QUE L’ESSENCE DES ARTS MARTIAUX JAPONAIS EST PROFONDEMENT NON VIOLENTE.


Cette essence repose sur le principe de non résistance qui consiste à utiliser l’attaque de l’adversaire pour le mener à sa propre perte. Pour se défendre, il faut apprendre donc à esquiver et à canaliser l’attaque afin de la retourner contre l’adversaire. Plus l’attaque est puissante, plus le choc en retour est désastreux.

« Le principe de non-résistance conduit l’attaquant à devenir la victime de sa propre attaque et à récolter le fruit de ses mauvaises intentions. Quoi de plus juste ? »

L’Art d’arrêter la lance est une excellente mise en pratique des enseignements taoïstes (wu-wei) et Zen. « Wu-wei » signifie « non-agir ». Le terme signifie littéralement laisser faire, agir sans intervenir, sans résister.

Dans la tradition orientale, l’eau est l’élément naturel qui symbolise le mieux le « wu-wei », la non-résistance. L’eau est invulnérable car elle ne résiste pas.


« L’eau ne s’oppose à personne

Ainsi, nul ne peut l’affronter ».

 

L’école du combat sans arme

Tsukahara Bokuden, célèbre Maître, traversait la lac Biwa en compagnie d’autres voyageurs. Parmi eux, se trouvait un samouraï prétentieux et vantard qui parlait de ses exploits au sabre. Tous les voyageurs l’écoutaient avec une attention admirative mêlée d’une certaine crainte. Seul, Bokuden, assis à l’écart ne paraissait pas croire aux sornettes du samouraï.

Ce dernier, vexé, s’en aperçut et s’approcha de Bokuden et lui dit : « Toi aussi, tu portes une paire de sabres. Si tu es un samouraï, pourquoi ne dis-tu pas un mot ? »

Bokuden répondit calmement : « Je ne suis pas concerné par tes propos. Mon art est différent du tien. Il consiste, non pas à vaincre les autres, mais à ne pas être vaincu ».

Le samouraï se gratta la tête puis répliqua :

« Mais alors, quelle est ton école ? »

« C’est l’école du combat sans arme. »

« Mais dans ce cas, pourquoi portes-tu des sabres ? »

« Cela me demande de rester maître de moi pour ne pas répondre aux provocations. C’est un sacré défi. »

Le samouraï continua sur un ton exaspéré :

« Penses-tu vraiment pouvoir combattre avec moi sans sabre ? »

« Pourquoi pas ? Il est même possible que je gagne. »

Empreint de colère, le samouraï ordonna au passeur de ramer vers le rivage le plus proche. Bokuden suggéra d’aller sur une île où ils pourraient combattre tranquillement sans attirer l’attention. Le samouraï accepta. Quand enfin le radeau atteignit l’île, le samouraï s’empressa de sauter à terre et dégaina son sabre, signifiant qu’il était prêt à combattre. Bokuden enleva soigneusement ses deux sabres, les tendit au passeur et s’élança à son tour à terre, quand soudain, il saisit la perche du batelier pour dégager rapidement le radeau afin de le pousser dans le courant. Bokuden se retourna vers le samouraï et lui cria : « Tu vois, c’est cela, vaincre sans arme ! »


L’assassin désarmé

Seigneur Taïko étudiait le Chanoyu avec Sen no Rikyu, un Maître d’une très grande sérénité. Un samouraï nommé Kato qui siégeait à la suite du seigneur, voyait d’un très mauvais œil la passion de son maître pour la cérémonie du thé, car il considérait cette pratique comme une perte de temps qui nuisait aux affaires d’Etat. Il décida alors d’éliminer Sen no Rikyu en se faisant inviter à une cérémonie du thé.

Le Maître du thé avait atteint un très haut niveau de réalisation intérieure grâce à son art et en cela il devina au premier regard l’intention criminelle de son invité. Sen no Rikyu demanda au samouraï de laisser son sabre à la porte, prétextant qu’il n’en aurait aucunement besoin pour une paisible cérémonie du thé. Le samouraï répliqua qu’il ne se séparait jamais de son sabre, quelles que soient les circonstances. Le Maître accepta la demande de Kato et le laissa entrer dans la pièce du thé.

Les deux hommes s’assirent face à face et Kato posa son sabre près de lui, à porter de main. Sen no Rikyu commença à préparer le thé, quand tout à coup, il renversa la bouilloire qui se trouvait sur le feu. La pièce se remplit alors de vapeur, de fumée et de cendres. Paniqué, le samouraï se précipita hors de la pièce. Le Maître du thé s’excusa humblement en lui priant de revenir prendre une tasse de thé. Sen no Rikyu tenait dans ses mains le sabre plein de cendres du samouraï. C’est alors que ce dernier comprit qu’il aurait beaucoup de mal à tuer le Maître et il abandonna son projet.


Une démonstration convaincante

Un jour, un rônin rendit visite à Matajuro Yagyu, illustre Maître du sabre, avec la ferme intention de le défier. Maître Yagyu expliqua au rônin que sa requête était stupide et il ne voyait aucune raison de relever le défi. Mais le rônin était un expert redoutablement avide de célébrité, ne voulant pas entendre raison, il n’hésita pas à traiter Yagyu de lâche.

Maître Yagyu conserva son calme et fit signe au rônin de le suivre dans son jardin. Puis, il lui montra du doigt le sommet d’un arbre. Pensant que c’était une ruse pour détourner son attention, le rônin posa sa main sur la poignée de son sabre, puis jeta un coup d’œil dans la direction indiquée par le Maître.

Deux oiseaux se tenaient effectivement sur une branche. Sans cesser de les regarder, Maître Yagyu respira profondément jusqu’à ce qu’il laisse jaillir un Kiaï d’une formidable puissance. Les deux oiseaux furent foudroyés sur le coup et tombèrent inanimés à terre. Alors, Matajuro Yagyu demanda au rônin : « Qu’en pensez-vous ? »

Le rônin, visiblement troublé par le Kiaï du Maître, balbutia que la chose dont il venait d’être témoin était incroyable. Alors le Maître lui répliqua qu’il n’avait pas encore vu le plus remarquable. Yagyu fit alors retentir un second Kiaï et les oiseaux se mirent alors à battre des ailes et s’envolèrent. Le rônin aussi !


Le cœur de saule

Shiborei Akyama était parti en Chine afin d’étudier la médecine, l’acupuncture ainsi que quelques prises de Shuai-Chiao, la lutte chinoise. De retour au Japon, il s’installa près de Nagasaki pour enseigner son art. C’est alors qu’il s’aperçut que ses techniques restaient inefficaces devant une maladie trop délicate ou un adversaire trop puissant. Découragé, Shiborei remit en question les principes de sa méthode. Il décida alors de se retirer dans un petit temple et s’imposa cents jours de méditation. Durant ses heures de méditation, il se posait toujours la même question à laquelle il avait du mal à trouver une réponse : « Opposer la force à la force n’est pas une solution car la force est battue par une force plus forte. Alors comment faire ? »

Shiborei reçut la réponse tant attendue un matin neigeux où il se promenait dans le jardin du temple. Après avoir entendu les craquements d’une branche de cerisier qui cassa sous le poids de la neige, il aperçut un saule près de la rivière. Les branches souples de l’arbre ployaient sous le poids de la neige jusqu’à ce qu’elles se libèrent de leur fardeau. Ainsi, elles reprennent alors leur place, intactes. Cette vision illumina Shirobei qui redécouvrit par la même occasion les grands principes du Tao :


« Qui se plie sera redressé

Qui s’incline restera entier

Rien n’est plus souple que l’eau

Mais pour vaincre le dur et le rigide

Rien ne le surpasse

La rigidité conduit à la mort

La souplesse conduit à la vie »


C’est ainsi que Shiborei Akyama révisa son enseignement et créa l’école du cœur du saule (Yoshinryu), l’art de la souplesse.


L’ultime secret

« Celui qui gagne le secret du Budo a l’univers en lui-même et peut dire : je suis l’univers. C’est pourquoi, quand quelqu’un essaye de me combattre, il affronte l’univers lui-même, il doit en rompre l’harmonie. Mais à l’instant où il a la pensée de se mesurer à moi, il est déjà vaincu ». Ueshiba Morihei

Le secret des grands Maîtres reste mystérieux. Toutefois, ils ont laissé des témoignages significatifs d’une simplicité désarmante.

Une maxime du Kyudo (la Voie du tir à l’arc) profère que « la véritable cible que l’archer doit viser est son propre cœur ».

« Kokoro » signifie en japonais le cœur, mais aussi l’esprit, l’être.

Le cœur physique est ancré dans le corps, le kokoro est ce centre de l’homme qui fait palpiter son être profond, sous l’écorce des apparences.

Les Maîtres sont comme des guides qui indiquent le chemin et les étapes afin de parvenir à viser son propre cœur.

Takuan, célèbre Maître Zen enseignait à son disciple, Tajima no Kami, que la Voie du cœur commence par la « non-dispersion de l’énergie », la véritable « con-centration ». Il expliquait que si le Ki est dirigé sur les mouvements de l’adversaire, il est hypnotisé par eux, s’il est dirigé sur la défense, il est pris par l’idée de défense. Si le Ki est prisonnier, on se retrouve à la merci de l’adversaire. Pour le libérer, Takuan préconise « de le laisser remplir tout le corps, le laisser traverser la totalité de l’être ». Alors, la réponse adaptée aux circonstances sera instantanée et immédiate comme une étincelle. Si la fluidité du Ki est préservée en le gardant libre des délibérations mentales et des réactions émotionnelles, il agira là où il est nécessaire, avec la rapidité de l’éclair.

Les Japonais appellent « Munen » ou « Muso », (le non-mental, non-ego), cette fluidité du Ki qui est comparée à la clarté de la lune « qui, bien qu’unique, se reflète partout où il y a de l’eau, sans discrimination, instantanément ».

Les Taoïstes et les Maîtres de Tai Chi affirment que le corps humain est semblable à la terre : « il possède des rivières souterraines et si ces rivières ne sont pas obstruées, l’écoulement de l’énergie se fait naturellement ».

La Voie des Arts Martiaux repose sur le travail du corps, une méditation du corps. Ainsi, ce dernier sert de réceptacle à une énergie qui oeuvrera à l’intérieur afin d’accomplir une mystérieuse alchimie.

L’être humain obéit aux mêmes lois et aux mêmes rythmes de l’Univers. La Science ésotérique qui rejoint toutes les grandes Traditions de ce monde enseigne que « l’homme est un microcosme, c’est-à-dire, un modèle réduit de l’Univers, le macrocosme ».


 « L’art de viser son propre cœur conduit à s’harmoniser soi-même en vue de se « brancher » à la source du Ki originel ».


Grâce au « wu-wei », les grands Maîtres maîtrisent parfaitement « l’Art sans artifice ». L’homme qui pratique l’art de viser son propre cœur réintègre sa vraie place. Il devient ainsi le trait d’union entre l’esprit et le corps, le Ciel et la Terre. La grande Aventure n’est possible qu’à travers une expérience vécue, au prix d’un apprentissage intensif sous la direction d’un Maître authentique et véritable.


« Ce que vous avez appris en écoutant les paroles des autres, vous l’oublierez bien vite. Ce que vous avez compris avec la totalité de votre corps, vous vous en souviendrez toute votre vie ». Funakoshi Gishin


D’après les grands Maîtres, « l’Ultime Réalité ne peut être communiquée ni par des mots ni par des symboles. Un guide expérimenté peut conseiller, encourager, mais le secret ne peut être transmis d’un homme à un autre ; il doit être conquis ».

« Connaître quelque chose veut dire l’expérimenter concrètement. Un livre de cuisine ne supprimera pas votre faim ».


L’enseignement du vénérable chat

Ce récit étrange est tiré d’un vieux livre sur l’art du sabre, probablement écrit par un Maître du 17ème siècle de l’école Ittoryu. D’inspiration taoïste et zen, ce « conte philosophique » contient l’essentiel du secret des Arts Martiaux…

Un expert dans l’art du sabre prénommé Shoken voulait éliminer un rat qui avait élu domicile chez lui. Shoken avait invité les meilleurs chats du quartier afin qu’ils éradiquent le rat indésirable, mais aucun chat ne put le capturer, ni même le tuer.

Shoken décida de s’occuper lui-même du rongeur mais ses attaques restaient inefficaces face au rat qui esquivait avec célérité les coups de l’expert du sabre. Rien n’y faisait, le rat restait intouchable.

Un jour, Shoken entendit parler d’un chat qui avait la réputation d’être le plus grand chasseur de la région. Mais quand Shoken découvrit le chat, il abandonna tout espoir de capturer le rat, tant le chat avait mauvaise allure, mais il concéda à le laisser entrer dans sa demeure. Le chat passa calmement le seuil de la porte d’un pas tranquille, comme si de rien n’était. Lorsque le rat l’aperçut, il resta pétrifié sur place, visiblement terrorisé. Le chat s’approcha du rongeur, l’attrapa sans effort et le sortit de la pièce en le tenant dans sa gueule.

Le soir venu, tous les chats se réunirent chez l’expert du sabre, tenant en héros le chat qui avait accompli l’exploit.

L’un des chats prit alors la parole :

« Nous sommes considérés comme les chats les plus expérimentés du village. Mais aucun d’entre nous n’a réussi à faire ce dont vous avez été capable avec ce terrible rat. Votre maîtrise est vraiment extraordinaire. Nous brûlons d’impatience de connaître votre secret ».

Mais avant de dévoiler son secret, le vénérable chat voulut entendre comment les chats s’étaient eux-mêmes entraînés.

Alors le chat noir se leva et prit la parole :

« Je suis issu d’une grande famille de chasseurs de rats et j’ai été entraîné depuis mon enfance à la chasse. Je suis capable de faire des bonds de deux mètres, de me faufiler dans un trou de souris, bref, je suis devenu expert en toutes sortes d’acrobaties. Je connais également un grand nombre de ruses et j’ai plus d’un tour dans mon sac. J’ai honte d’avoir eu à battre en retraite devant ce vieux rat. »

Le vénérable chat répliqua alors :

« Vous n’avez appris que la technique. Vous êtes seulement préoccupé de savoir comment combiner votre attaque. Les anciens Maîtres ont en fait inventé la technique à seul fin de nous initier à la méthode la plus appropriée pour exécuter le travail. La méthode naturellement simple et efficace. Elle contient tous les aspects essentiels de l’Art. L’efficacité technique n’est pas le but de l’Art. Elle n’est qu’un moyen qui doit rester en accord avec la Voie. Si la Voie est négligée, et si l’efficacité prime, l’Art du Combat ne tarde pas à dégénérer et à être utilisé n’importe comment. N’oubliez jamais cela. »

Alors, le chat tigré s’avança pour donner son avis :

« Selon moi, le plus important dans l’Art du Combat, c’est le Ki, l’énergie, l’esprit. Je me suis longtemps entraîné à le développer. Je possède maintenant l’esprit le plus puissant, celui qui remplit le Ciel et la Terre. Dès que je fais face à un adversaire, mon Ki s’impose à lui et ma victoire est assurée avant que le combat commence. Même quand un rat court sur une poutre, je peux le capturer : il me suffit de diriger mon Ki sur lui pour le faire tomber. Mais avec ce mystérieux rat, rien à faire… Cela me dépasse. »

Le vénérable chat répondit de la sorte :

« Vous êtes capable d’utiliser une grande partie de vos pouvoirs psychiques, mais le simple fait d’en avoir conscience travaille contre vous. Opposer votre puissant psychisme à l’adversaire n’est pas une solution car vous risquez de rencontrer plus fort que vous. Vous dites que votre esprit remplit le Ciel et la Terre, mais vous vous trompez. Ce n’est pas l’esprit lui-même, ce n’est que son ombre. Il ne faut pas confondre le psychisme et l’esprit. Le véritable esprit est un flot d’énergie inépuisable qui coule comme un fleuve alors que la force du vôtre dépend de certaines conditions à la manière des torrents qui ne vivent que le temps d’un orage. Cette différence d’origine implique une différence de résultats. Un rat traqué se montre souvent plus combatif qu’un chat qui l’attaque. Il est aux aguets et tout son être incarne l’esprit de combat. Presque aucun chat n’a de chance de briser sa résistance. »

Le chat gris prit également la parole :

« Comme vous venez de le faire remarquer, l’esprit est toujours accompagné par son ombre et, quelle que soit sa force, l’ennemi peut profiter de cette ombre. Je me suis longtemps entraîné en ce sens : ne pas résister à l’adversaire mais, au contraire, chercher à utiliser sa force pour la retourner contre lui. Grâce à ma fluidité, même les rats les plus puissants ne parviennent pas à m’atteindre. Mais cet étonnant rat ne s’est pas laissé prendre au piège de mon attitude de non-résistance. »

Le vénérable chat répondit :

« Ce que vous appelez l’attitude de non-résistance n’est pas en harmonie avec la Nature : il s’agit d’un truc fabriqué dans votre mental. La non-résistance artificielle nécessite une volonté psychique qui interfère avec la qualité de vos perceptions et qui bloque la spontanéité de vos mouvements. Pour laisser la Nature se manifester à fond, il est nécessaire de vous débarrasser de toute contrainte mentale. Quand la Nature suit son propre chemin et agit à sa guise en vous, il n’y a plus aucune ombre, aucun flottement, aucune faille dont puisse profiter l’adversaire…

Bien qu’étant un simple chat qui ne connaît pas grand-chose des affaires humaines, permettez-moi d’évoquer l’Art du sabre pour exprimer quelque chose de plus profond. L’Art du sabre ne consiste pas seulement à vaincre l’adversaire. C’est avant tout l’Art d’être conscient, au moment critique, de la cause de la vie et de la mort. Un samouraï doit s’en souvenir et s’exercer à un entraînement spirituel aussi bien qu’à la technique du combat. Il doit donc essayer de pénétrer la cause de la vie et de la mort. Quand il a atteint ce niveau d’être, il est libre de toute pensée égoïste, il ne nourrit aucune émotion négative, il ne calcule ni ne délibère. Son esprit est alors non résistant et en harmonie avec ce qui l’entoure.

Quand vous êtes parvenu à l’état de non-désir, l’esprit, qui est par nature sans forme, ne contient aucun objet. Le Ki, l’énergie spirituelle, se répand alors sans blocage, d’une manière équilibrée. Si, par contre, un objet l’attire, l’énergie bascule et s’écoule dans une seule direction tandis qu’il y a manque dans une autre. Là où il y a un manque, ce n’est pas suffisamment nourrit et cela se ratatine. Dans les deux cas, vous vous trouvez dans l’impossibilité de faire face aux situations qui sont en perpétuel changement. Mais là où prévaut le « non-désir », l’esprit n’est pas pompé dans une seule direction, il transcende à la fois le sujet et l’objet. »

Shoken posa alors cette question :

« Que doit-on entendre par « transcender le sujet et l’objet ? »

Le vénérable chat déclara :

« Parce qu’il y a un moi, il y a aussi un ennemi. Quand il n’y a pas de moi, il n’y a plus d’ennemi. Si vous collez un mot sur les choses, si vous les enfermez dans une forme fixe et artificielle, elles paraissent exister en opposition. Le mâle s’oppose à la femelle, le feu à l’eau. Mais quand il n’y a aucun jugement qui se manifeste dans votre mental, aucun conflit d’opposition ne peut y prendre place. Il n’y a plus alors ni moi ni ennemi. Quand le mental est dépassé, vous goûtez un état d’absolu de « non-faire », vous êtes en sereine harmonie avec l’univers, vous êtes un avec lui. Vous ne faites plus aucun choix entre vrai ou faux, plaisant ou déplaisant. Vous êtes libre du monde dualiste fabriqué dans votre mental. Mais quand un tout petit grain de poussière entre dans l’œil, nous ne pouvons plus le garder ouvert. L’esprit est semblable à l’œil dès qu’un objet y pénètre, son pouvoir est perdu.

Voilà ce que je peux vous expliquer ici mais c’est à vous d’en expérimenter la vérité. La vraie compréhension se trouve en dehors de tout enseignement écrit. Une transmission spéciale d’homme à homme est nécessaire mais de toute façon la vérité ne s’atteint que par soi-même. Enseigner n’est pas très difficile, écouter non plus, mais il est vraiment difficile de devenir conscient de ce qui est en vous. Le satori, l’éveil, n’est rien d’autre que le fait de voir au-dedans de son être. Le satori est la fin d’un rêve. L’éveil, la réalisation de soi et voir au-dedans de son être, ne sont ni plus ni moins, que des synonymes. »


Sources :

Contes & Récits des Arts Martiaux de Chine et du Japon - Pascal Faulot, préface de Michel Random

La Voie du Samouraï, pratiques de la stratégie au Japon ~ Thomas Cleary ~ 1992

Zen & Arts martiaux ~ Taisen Deshimaru ~ 1977

Histoires de Samouraïs, récits des temps héroïques ~ Roland Habersetzer ~ 2008

Tactiques secrètes : leçons de grands maîtres des temps anciens  ~ Kazumi Tabata ~ 2003

Gorin-no-Shô : Traité des Cinq Roues ~ Miyamoto Musashi

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Etude portée sur la Voie du sabre # 1 : Le livre des sept Maîtres

Etude portée sur la Voie du sabre # 2 : Philosophie et secrets de la stratégie

Etude portée sur la Voie du sabre # 3 : Etude technique du Kempô par Kotoda Yahei Toshisada

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